Bonjour à tous
et… joyeuse journée ! En effet, ce 13 janvier c’est la journée
mondiale sans pantalon.
Du coup, les personnages de mon roman Joujou
vont s’en donner à cœur joie (ou fesses joyeuses)… en attendant la journée
mondiale sans culotte le 22 juin.
En effet, dans le roman Joujou, beaucoup
de personnages se promènent en sous-vêtements, voire moins. Le protagoniste,
bien sûr, tellement étourdi qu’il en oublie souvent son pantalon, mais aussi sa
culotte, et même son zizi. (vous pouvez vous procurer ce livre chez Librinova
en ebook ou broché). Si lire en ligne ne vous pose pas de problème, vous pouvez
faire un tour sur le site de la communauté d’auteurs et lecteurs Monbesteller.com, c’est
gratuit.
Dans mon
dernier roman « le sang de l’Hermitage », pas encore publié (date prévue fin
février 2022), fini les tranches de rires avec Kevin et son Joujou. C’est un
drame, il y a de la violence, des morts, et tout ça en famille. Mais je rassure
le lecteur : entre deux scènes hards, beaucoup de tendresse, d’amour et de
joie de vivre. Vengeance ! crie l’antagoniste.
Le sang de l’Hermitage est un roman,
mélange de réalisme et de fantastique, écrit dans un cadre campagnard et
forestier du Haut Doubs : la combe de Malvaux, en plein cœur des
forêts de sapins, située sur l’ancienne commune de Grange Maillot près de
Levier. Je me suis donc inspiré de ce décor, là où était située la ferme de
l’Hermitage Je
dis bien « était » car malheureusement la ferme de l’Hermitage fut détruite par
un incendie en aout 2015.
Nous
sommes en juin 1940. Victor, protagoniste de la fiction, bon vieux paysan
franc-comtois, vit ses derniers instants sur son lit de mort. Il demande alors à
Dieu un sursis pour profiter quelque temps encore de ses enfants et
petits-enfants. Dieu va l’écouter, Dieu va réaliser ses désirs, et bien au-delà
de ces espérances. Victor vivra encore longtemps, très longtemps, trop
longtemps peut-être.
Notez bien : Hermitage s’écrit
avec un H (nom historique) et non : Ermitage (vulgarisé
à tort ces dernières années).
Dans ce billet d’aujourd’hui, mais aussi dans les prochains,
je vous invite à suivre les péripéties du brave Victor et de sa famille :
LE SANG DE L’HERMITAGE
Victor fixait cette
lumière blanche, pure, incandescente. Elle se réfléchissait au tréfonds de son âme,
éblouissait son cerveau bientôt vide, envahissait son agonie.
« Je n’ai pas
peur de mourir, j’ai peur de ne plus vivre ».
Ça y est, la raison
est morte, mais l’amour respire encore :
« Mon Dieu !
Accordez moi quelques semaines, quelques heures au moins… mes enfants, mes
petits-enfants, ma femme… je les entends pleurer là, dans la chambre, s’il vous
plait… encore un peu de temps auprès d’eux… »
1
Juin 1940
Dans l’aube naissante moirée
d’orange et de bleu, un stuka vrombissait dans le ciel, un pinson s’essoufflait,
accroché aux branches du pommier devant la ferme. Dans la chambre rose poudrée,
sur son grand lit bateau, le vieux tremblait sous le drap brodé. Était-ce la
fièvre, la chaleur de l’été, l’angoisse peut-être, l’angoisse d’être encore là ?
Des perles de sueurs dégoulinaient de ses tempes, pourtant la lumière de Dieu
lui avait tendu la main dans la nuit.
Marguerite s’approcha
du lit et caressa les cheveux blancs de son homme. Marie-Madeleine était à
genoux au pied du lit et ses deux sœurs, têtes baissées, mains croisées,
restaient debout au fond de la chambre. Seul, Louis, le petit-fils du mourant,
se permettait une posture négligée, ses bras derrière le dos appuyé contre le
mur, les jambes tendues en avant, comme une envie de s’assoupir. Marguerite se
tourna vers ses enfants et son petit-fils :
— Faut aller vous r’poser,
c’est pas pour tout d’suite.
Trop content de
l’ordre bienvenu, Louis s’éclipsa le premier. Germaine et Jeanne suivirent, heureuses
d’aller dormir un peu. Seule Marie-Madeleine resta à genoux, une cornette auréolant
son visage de religieuse comme un avion de papier posé sur sa tête.
— Va donc te coucher mère,
je veille le papa. Je t’appelle si ça va pas.
De son pas nonchalant,
la vieille Marguerite, grise et maigre comme une ablette, quitta à son tour la
chambre enveloppée d’une odeur d’huile grasse. L’extrême-onction avait été
donnée par Monsieur le Curé de Levier dans la nuit, la messe était dite.
Sur les coups de midi,
Jeanne entra dans la pièce sombre aux volets clos, comme pour veiller un mort
qui n’était pas mort. Elle s’approcha de sa sœur Marie-Madeleine à genoux au
pied du lit.
— Va dormir un peu, Madeleine,
je te remplace. Voilà bientôt deux jours que tu pries dans cette chambre.
La sœur ainée quitta
la pièce tout en marmonnant son désaccord. Jeanne s’assit sur une chaise à côté
du lit. Elle prit la main de son père dans la sienne. Elle regardait les
paupières closes du vieux, veillait son coma. Huit jours qu’il n’en finissait
pas de mourir avec une respiration qui se posait, s’élançait, s’arrêtait puis
repartait, des ronflements, gargouillements, raclements sortis de la poitrine,
du ventre, du nez, on aurait dit une symphonie sombre où tout le corps
participait, tellement l’homme frissonnait, grimaçait, une litanie tantôt
crescendo, tantôt grave et creuse, puis de longs silences simulant la mort dans
cette pièce aux couleurs du purgatoire. Alors Jeanne essaya de prier, comme
pour imiter Sœur Marie-Madeleine : « Mon Dieu, faites que le papa
parte sans souffrir. Acceptez le dans votre royaume où le paradis l’attend, il
le mérite et vous le savez. Il vous a toujours aimé, n’a jamais manqué la messe
et fut votre fidèle serviteur. Vous lui avez offert de porter sa croix
lorsqu’il a perdu son fils Henri dans les tranchées de la Meuse. Il a profité d’une
vie saine au grand air dans le travail des champs. Il a éduqué ses enfants dans
le respect de la religion. Il nous a aimés, a chéri sa femme, ses amis, ses
vaches et ses chiens, ses forêts, sa grange et sa chapelle. Ayez pitié de
lui ».
Une larme coulait
encore sur sa joue lorsqu’elle surprit son père soulevant une paupière, puis
l’autre. Elle lâcha brusquement la main de Victor, la crainte peut-être qu’il l’appelle
d’un clin d’œil pour l’accompagner dans l’au-delà. Le papa montrait des yeux
apaisés, regardait le plafond puis il tourna la tête vers sa fille.
— Jeanne…
balbutia-t-il.
— Oh père ! Tu
vas mieux… on dirait.
Il ne répondit rien,
referma les yeux dans un demi-sourire. Il s’endormit à nouveau, mais ce n’était
plus le sommeil sombre et grimaçant. La respiration, longue et calme, rassura
Jeanne. Depuis huit jours, cette chambre exhalait un parfum de buis, de fleurs
obscures, d’encens, de cierges et d’huiles religieuses. Jeanne se leva
brusquement et vida la pièce de tous ces horribles présages, ouvrit la fenêtre
et les volets, laissant courir les premières lumières de cette journée de juin
dans la chambre du vieux. Elle accrochait le deuxième battant au mur lorsque sa
mère entra dans la chambre.
— Mais qu’est-ce tu
fais, Jeanne ? Vingt Diou, faut laisser la pièce dans l’noir qu’en l’homme
s’en va mourir.
— Mais m’man, le papa
va mieux, regarde !
— C’est normal, z’ont
toujours un sursaut de vie avant de trépasser.
— Je suis sûr que le
papa préfère la lumière pour ses derniers jours, il aura bien l’temps d’être
dans le noir.
Marguerite haussa les
épaules et vint s’assoir près du lit :
— Tu changeras pas ma
pauvre gamine, t’es pas comme les autres.
Jeanne respirait le raffinement
envié aux gens de la ville. Elle tricotait ses pulls, cousait ses robes qu’elle
voulait élégantes, surveillait son maquillage devant l’armoire à glace. Cependant
ça sentait la bouse de vache dans toutes les pièces de cette ferme isolée, alors
Jeanne se permettait une allure négligée lorsqu’elle mettait le nez dehors. Et
elle mettait souvent le nez dehors, car elle aimait la nature, le jardin, alors
elle portait de trop grosses bottes et une blouse sale sur le dos. Cette femme
déroutante aimait tout à la fois la délicatesse et le rustique.
Elle sortit dans le
pré devant la grange pour cueillir coquelicots, jasmins et campanules. Flânant
dans le champ, elle souleva la tête. Pas un seul nuage. Elle imagina le papa dans
ce ciel azur, loin vers Dieu, Jésus, la Vierge Marie et tous ses parents
défunts. En passant devant la fenêtre de son père, elle remarqua les volets
fermés.
Jeanne s’engouffra
dans la chambre les bras encombrés de fleurs des champs et prit le temps de
tout disposer dans un vase qu’elle emplit d’eau. Elle retourna à la fenêtre
pour ouvrir les volets sans plus s’occuper des désirs de la mère.
— C’est pour donner de
la lumière aux fleurs, m’man.
Marguerite haussa les
épaules sans même se retourner. Victor venait d’ouvrir les yeux.
— Comment tu
t’sens ? interrogea sa femme.
Victor la fixa sans
rien dire.
— Ben oui, tu peux pas
causer. C’est l’bon Dieu qui t’rappelle. Faut pas t’en faire, l’curé t’a dit qu’t’irais
au paradis.
Par
la fenêtre ouverte, le vent chaud de l’été caressait le dos de Jeanne appuyée
contre le chambranle.
— Si, il peut causer, il
m’a appelée par mon prénom tout à l’heure.
— C’est normal,
t’étais sa préférée.
C’est vrai que des trois
filles et des deux garçons, Jeanne était la chouchoute de Victor. L’avant-dernière
de la famille, élevée dans la religion catholique et astreinte à une éducation
paysanne rigoureuse, ne ressemblait pas à ses sœurs. Rebelle à la sévérité de
la religion, elle se risquait à de petits écarts parmi la société campagnarde
des plateaux franc-comtois. Aujourd’hui, à l’âge de trente-six ans, elle ne se
gênait pas pour montrer deux boucles d’oreilles plus larges qu’il était autorisé
et porter des jupes où l’étoffe commençait à rétrécir dangereusement. Parfois, elle
se permettait d’arriver en retard à la messe et de s’installer à droite de la
grande nef, un domaine réservé aux hommes. Et le père acceptait tout cela avec
bienveillance.
Si, une fois, une
seule fois, Victor laissa éclater sa colère. Jeanne avait vingt-quatre ans
lorsqu’elle tomba enceinte sans père connu et accoucha d’un joli bébé l’année
suivante. Elle l’appela Angèle, comme sa grand-mère. Mais de choisir
malicieusement le prénom de sa mère à lui pour son bébé, cela n’avait pas apaisé
la fureur de Victor. Comme il vivait avec sa famille dans l’annexe derrière le
château, son employeur le Comte de Maillot trouva une solution pour éviter le
scandale dans son domaine. Il avait profité de l’âge avancé de Victor, soixante-huit
ans, pour lui proposer de quitter sa place de garde particulier. En
contrepartie il lui laissait la ferme de l’Hermitage à moins de trois kilomètres
de là. Victor pourrait ainsi passer ses vieux jours en aidant sa fille. En
effet Germaine avait repris l’exploitation avec son mari Antonio Sacrifi. De
quitter cette place de garde particulier qu’il avait tant aimé, ce fut pour
Victor la double peine. Il se consola cependant en apprenant que sa succession
était assurée. En effet, son fils cadet Joseph reprenait la casquette de garde particulier
du château.
L’après-midi
s’éternisait pour les deux femmes, assises maintenant côte à côte près du lit.
La fille ainée, sœur Marie-Madeleine, entra à son tour pour veiller l’agonisant
qui n’agonisait plus. Un stuka frôla la
toiture de la ferme.
— Mais c’est quoi cet
avion, c’est pas la guerre quand même ?
Les trois femmes se
regardèrent, presque apeurées de voir Victor dans une telle forme. Non
seulement il était sorti de son coma, mais il parlait, développait des phrases
cohérentes et pleines de bon sens. Fallait il lui répondre, et lui répondre
quoi ?
*****
Assise
sur le siège métallique de la faneuse qui secouait violemment ses grosses fesses,
Germaine tenait fermement les brides du robuste cheval comtois. Le parfum du
foin sec embaumait le pré aux alentours de la ferme. Le vent chaud du sud se
leva. Il faudra andainer le foin dans l’après-midi et le charger sur les
charrettes avant la nuit, se dit Germaine, craignant l’orage du soir. Pour l’heure,
la fille de Victor laissa faire le cheval.
—
Oh… hue… oh ! et les lanières claquaient.
Germaine
rêvait devant ces paysages de montagne. Cette combe longue et étroite laissait,
sur ses côtés, des monts où poussaient foyards et charmes. Sur les hauteurs
trônaient les majestueux sapins.
Le
cheval avançait de son pas nonchalant, secouant la tête pour repousser les mouches
et les taons. Germaine, affublée de son éternel grand tablier sans manches noir
et blanc, dandinait sur son siège à ressort. Les brindilles s’envolaient dans
son dos en tourbillons dorés sous le soleil de midi. Germaine voyait la ferme
au loin dans la combe qui s’approchait à la cadence du pas du cheval. Elle se
questionnait sur le surprenant rétablissement de son père. Elle l’imaginait
derrière ses gros murs de pierres, assis sur son lit à bavarder avec Marie-Madeleine
ou Jeanne, à interroger Louis ou Marcel. Germaine avait mis au monde quatre
garçons, dont les trois premiers, Georges, Louis et Marcel donnaient le coup de
main à la ferme. Il le fallait bien, son mari Antonio Sacrifi, après une
violente dispute, avait quitté le foyer en 1931 pour repartir dans l’Italie
fasciste d’où il venait. Quant au quatrième de ses enfants, Pierrot le
garnement, il préférait flâner dans les bois, taquiner les animaux sauvages,
détruire les nids de fourmis, écraser les araignées, chasser les papillons ou
arracher les ailes des mouches. En ces premières semaines de l’occupation nazie,
fallait il tout expliquer à Victor ? N’était il pas préférable de le
laisser mourir avec ses espoirs de victoire de l’armée française ? Mais il
se rétablissait de jour en jour et il était compliqué de le laisser dans
l’ignorance. Cependant ses violentes brulures d’estomac montraient que son
cancer était toujours présent. C’est vrai qu’il avait retrouvé un esprit vif, mais
l’appareil digestif acceptait toujours mal les bonnes soupes de Marguerite et
la liste de médicaments du Docteur de Levier.
Au
repas de midi, presque toute la maisonnée se réunit autour de la grande table
de la grande cuisine. Seul Victor resta au lit, et Georges, le petit-fils de
vingt ans, gardait les vaches au fond de la combe. La porte d’entrée et la
fenêtre restaient ouvertes pour laisser passer un courant d’air bienvenu. Grand-mère
Marguerite se leva pour porter une assiette de pomme de terre à son mari qui
profitait ainsi de son premier vrai repas depuis longtemps.
Germaine,
assise en bout de table à la place de son père, retira les brins de foin qui
s’accrochaient à ses épaules. Les patates furent vite avalées, car il fallait
s’empiffrer des premières fraises du jardin que Jeanne avait cueillies dans la
matinée. Marie-Madeleine, l’ainée, avait le droit de trôner à l’autre bout de
la table, sa cornette posée sur le coin du meuble. Louis, le premier des fils
de Germaine, récemment démobilisé depuis l’armistice, souriait en écoutant les
plaisanteries de son jeune frère Marcel. Ce dernier se permettait de charrier la
cousine de douze ans, Angèle si jolie, assise en face de lui. Cette enfant
imprévue, cette fleur qui s’épanouissait lentement, si tendre et si
merveilleuse, demanda à sortir de table pour rejoindre son grand-père malade.
Victor
se tenait assis sur le bord du lit, son assiette chaude sur ses cuisses.
—
Entre, ma petite.
Angèle
approcha timidement en penchant légèrement la tête, laissant onduler sa longue
chevelure blonde sur son épaule. Ses yeux bleus souriaient à Victor.
—
Vous voulez des fraises grand-père avant que Marcel ne mange tout ?
Il
lui tendit son assiette vide.
—
Pose ça sur la commode, j’ai fini de manger, pis j’ai mal au ventre.
—
Vous voulez que j’appelle grand-mère ?
—
Non, c’est pas la peine, ça va aller.
Le
vieux, pourtant de forte corpulence avant sa maladie, montrait un visage creusé,
une peau terne et ridée, de grosses poches sous des yeux bleu délavé, des
cheveux blancs en bataille. Il venait de fêter ses quatre-vingts ans au plus
fort de son agonie. Il cracha sur le parquet, s’essuya le nez et la bouche d’un
revers de main et invita sa petite-fille à s’assoir sur le bord du lit à ses
côtés puis donna un coup de menton en direction de la cuisine.
—
Alors, qu’est ce qui raconte, là-bas. Ils croient que j’suis bientôt
mort ?
—
Non, grand-père, ils disent que vous allez mieux, beaucoup mieux. Ils disent
que vous allez bientôt vous lever.
—
Pour sûr, je vais m’lever. Ce soir, après ma sieste, j’irai voir mes vaches, y
a trop longtemps qu’elles me manquent et pis mon chien, comment il s’appelle,
ah oui… Youki.
—
Les vaches pâturent au fond de la combe de Malvaux, c’est le cousin Louis qui
les garde avec Youki. Si la maman est d’accord, j’irai le rejoindre cet
après-midi.
—
Mais Jeanne te laissera aller, j’en suis sûr. Elle te laisse toujours faire c’que
tu veux. Elle est trop gentille. Et moi, j’irai voir mon bétail pendant la
traite.
—
Vous êtes sûr de pouvoir marcher, grand-père ?
—
Je vais te dire quelque chose que tu répèteras pas, promis ?
—
Oh oui grand-père, ce sera notre secret.
—
L’autre nuit, quand j’étais au plus mal, j’ai d’mandé au bon Dieu de m’laisser
vivre encore un peu. J’avais trop envie de vous revoir tous et d’vous embrasser
une dernière fois.
—
Je ne veux pas que vous mouriez, grand-père.
—
Justement, Dieu m’a entendu et il m’a répondu. Il m’a dit qu’il voulait bien m'laisser
auprès de ma famille parce que j’étais un bon chrétien sur cette terre. C’est
pour ça que j’vais mieux aujourd’hui. Tu vois, j’vais encore profiter un peu de
la vie. Allez, viens que j’te fasse un gros baiser.
Angèle
inclina la tête sur l’épaule du vieux. Le grand-père déposa ses lèvres baveuses
sur le front de la jeune fille.
—
Mais chut… tu ne dis rien aux autres, d’accord, parce qu’ils vont me prendre
pour un vieux fou. Ils disent que Dieu nous écoute, mais qu’il est silence et
miséricorde. Pourtant, j’me rappelle bien, il m’a causé l’autre nuit.
—
Moi aussi, grand-père, j’ai un secret. Même que la maman, les tantes et les
cousins ne veulent pas que l’on vous le répète.
Le
vieux approcha son oreille de la bouche de sa petite-fille, comme pour prouver
que le secret serait bien gardé.
—
Et bien voilà, chuchota-t-elle, les Allemands, il parait qu’ils ont gagné la
guerre, et puis ils ont des grosses motos à trois roues et des chars tout
bizarres. Y en a devant la mairie à Levier, y en a même dans la cour du
château.
Victor
fronça les sourcils, se souleva, essaya quelques pas dans la chambre pour
rejoindre la cuisine.
—
Où allez-vous, grand-père, ne dîtes pas que c’est moi qui ai dit, s’il vous plait.
Le
vieux fit demi-tour, jeta un regard compatissant vers sa petite fille et,
grimaçant sous les courbatures, s’allongea sur le lit. Ses lèvres pincées accentuaient
les rides autour de sa bouche. Il regardait le plafond, se rappelait ce mois de
mai avant son coma : l’avancée allemande dans les Ardennes, son fils
Joseph mobilisé, ses petits-fils Louis et Georges sur le front, tout lui
revenait en pleine figure. Il croyait tout ce beau monde à Berlin, le drapeau
français planté au sommet de la porte de Brandebourg.
*****
Le
vieux Victor se levait régulièrement, surveillait la traite et donnait conseil
à ses petits-fils Louis, Georges et Marcel. Il se tenait souvent le ventre en
grimaçant, mais continuait de s’intéresser aux activités de la ferme, même s’il
se sentait trop faible pour aider aux gros travaux. Pour se donner bonne
conscience, il prenait une fourche et déplaçait quelques brins de foin dans un
coin de grange, se courbait pour vérifier le ventre des petits veaux puis se
relevait pour caresser le dos de Blanchette et de Poupette, deux vaches taries
qui restaient à l’étable.
Ce
matin-là, il s’était levé un peu tard. Il avait donc raté la prière du matin,
toujours orchestrée par sa fille ainée, sœur Marie-Madeleine. La ferme
possédait une chapelle et le nom de l’Hermitage expliquait cette particularité.
Une légende courait, expliquant qu’en des temps plus reculés, un moine
s’implanta en ce lieu pour défricher le coin, construisit une chapelle et y
vécut en ermite. Au fil des siècles, un bâti agricole et de vie commune s’étendit
autour de l’oratoire. Aujourd’hui la chapelle avec sa voute, sa chaire, ses
statues, son petit autel et la croix du Christ appelait toute la famille
Chandou et Sacrifi à prier chaque matin. L’édifice religieux se situait à
droite au fond du couloir. Les autres portes, toutes du même côté, desservaient
la grande cuisine, le poêle et la chambre à coucher de Victor et Marguerite.
Sur la gauche, une longue enfilade de poutres soutenait la charpente. Au centre,
une pièce où l’on aimait l’odeur du fumé, le parfum du Haut Doubs, c’était
l’imposant thuyé, l’âtre où l’on fumait jambons, lards, échines ou saucisses.
Derrière couraient la grange, l’étable et l’écurie.
Victor
déboutonna sa braguette et pissa dans la rigole de l’écurie où se mélangeait le
purin des vaches et des chevaux. Bien en jambe en cette fin de matinée, à part
ses brulures d’estomac persistantes, il décida de s’aventurer à l’extérieur de
la ferme.
Il
marcha d’un pas lent, aidé de sa canne, et grimpa le chemin devant la bâtisse.
Parvenu au-dessus du crêt à cent mètres en surplomb de la
grange, il découvrit les prés de Bellecombe et les lacets de la route qui
s’enfilaient plus bas dans la forêt de sapins. Sous le chaud soleil de ce début
aout, il dut mettre sa main en visière pour essayer de reconnaitre la
silhouette : un pantalon large, une chemise blanche à manche longue sous
un pull rayé sans manches, une casquette plate. Elle avançait sur le chemin à
la sortie du bois. Et plus la silhouette approchait, et plus elle agitait les
bras au-dessus de sa tête. Lorsque Victor reconnut Joseph quelques pas devant
lui, il ouvrit les bras. Le fils cadet embrassa son père avec pudeur puis se
recula pour le dévisager.
—
Mais dis-moi, père, la dernière fois que je t’ai vu, tu gardais le lit, tu
vomissais souvent. Tu as encore maigri, mais je vois que tu es debout.
—
Ben ma foi, mon fils, ça va tout de suite mieux depuis voilà quelques jours.
Alors, raconte, pourquoi t’es pas rentré comme les autres.
—
Tu sais, père, je suis resté dans le flot de la débâcle depuis mon campement
dans les Vosges. À la démobilisation, j’étais dans le Sud-Ouest. Je suis revenu
à pied avec un collègue du régiment. Les boches m’ont arrêté à la ligne de
démarcation pas loin d’ici du côté de Champagnole. Ils m’ont gardé deux jours
puis m’ont relâché et me voilà.
Le
vieux cracha à terre et s’essuya le nez du revers de sa main.
—
Tu parles d’une histoire, perdre la guerre comme ça, c’est ma foi pas possible.
Et c’est pour voir ça que le bon Dieu m’a laissé vivre ! Allez, vient
fiston, tu dois avoir faim.
—
Je veux bien manger un morceau, père, après je continue jusqu’au château. La Maria
et les enfants vont être contents de me revoir.
—
Je suis encore patraque sur mes jambes, sinon je t’aurais accompagné pour
embrasser les petits-enfants, je les vois pas si souvent.
—
Voilà les moissons, promis père, Maria et les enfants, on viendra te voir, et
comme ça je donnerai un coup de main à la batteuse.
Après
le repas, Joseph reprit son bâton de pèlerin et longea la combe à travers
champs et forêts pour rejoindre l’annexe du château deux kilomètres plus au
nord. De son côté, Victor déambula jusqu’au pré de Malvaux où blondissaient les
blés. Il arracha un épi et, après l’avoir frotté de ses mains calleuses, gouta
entre ses dents la qualité du grain. « Mais bon Dieu, c’est déjà trop mûr,
faut vite que la Germaine et Louis viennent faucher. »
Le
lendemain, sous un soleil généreux et une bise froide, Louis se courba au bout
du champ pour tourner la manivelle de la lieuse. La roue motrice souleva alors
l’engin pendant que Georges attelait les deux Comtois. Les chevaux s’enfoncèrent
dans la moisson et foulèrent le blé de leurs lourdes pattes. Georges, assis sur
le siège pour guider les Comtois, surveillait la coupe. Marcel et Angèle
couraient derrière pour déplacer les gerbes de blé.
Marcel
affichait une petite moustache que ses dix-huit ans laissaient clairsemée. C’était
un beau gosse avec des cheveux sombres, des yeux clairs. Angèle, malgré son
jeune âge, ne s’y trompait pas. Elle s’amusait à taquiner le cousin.
—
Pari que j’arrive à la mare avant toi !
Marcel
laissa la jeune fille s’élancer puis courut sagement derrière elle. La jolie
blonde gagna la course, mais se fit réprimander par sa mère.
—
C’n’est pas l’moment de s’amuser, faut s’dépêcher avant l’orage.
A
suivre… d’ici quatre jours à cinq jours…