http://www.jackycoulet.fr/
LA
JALOUSIE DES MOTS
1
Janvier
1964
Sous la clarté
de la lune qui traversait les vitres, l’adolescente contemplait sa voisine de dortoir, elle semblait dormir. Alors sa main glissa sur le bord du lit à la
rencontre de l’autre.
Quand elle
entendit un soupir, lorsqu’elle reconnut le mouvement de la couverture qui se
plissait et le visage souriant qui se dévoilait sous la lune jaune, elle comprit que
la main de la collégienne répondrait à l’invitation de ses doigts prometteurs. La
main d’Odette, depuis la couche toute proche, emprisonna celle de Pierrette. Ce
fut bientôt une longue caresse qui s’aventura sur l’avant-bras, tout le bras,
l’épaule. À force de tendresses lointaines, la collégienne audacieuse souleva la
couverture, quitta sa couche et se glissa dans celle de Pierrette. Elle n’avait
fait qu’un pas dans la petite allée pour sauter dans le lit d’à côté, le dos
courbé comme si elle courait à la maraude.
Un pantalon et
une veste de pyjama recouvraient les sous-vêtements d’Odette. Dans ce lit
exigu, Pierrette, avec une toilette de nuit identique, se serra contre le
vêtement chaud de cette amie d’un soir. Odette caressa les cheveux blonds de Pierrette,
observa les yeux clairs sous les rayons de lune.
Le poêle à
bois s’éteignait doucement et le froid envahissait le dortoir. Sœur-Geôlière
qui s’endormait dans son box n’avait pas cru nécessaire de saisir deux buches pour
les glisser dans le fourneau afin de laisser courir un peu de chaleur dans la
chambrée.
Des étoiles de
givres scintillaient sur les carreaux sous le halo trouble de la lune. Dans le
lit d’une personne, deux personnes s’enlaçaient comme pour se réchauffer,
c’était une bonne excuse si par hasard il prenait envie à Sœur-Geôlière de se
relever pour une ronde de nuit surprise. Drôle d’excuse quand on pense qu’après
de longues caresses les pyjamas, hauts et bas, glissèrent au fond des draps. La
chaleur des corps remplaça bien vite la fraicheur du dortoir.
Ce mois de
janvier 1964 courait sur les toits de la ville horlogère dans un hiver rarement
vu depuis longtemps à Besançon. Mais les deux adolescentes de quatorze ans s’en
balançaient comme de l’an 40, seul comptait l’instant présent, le temps
qui file n’existait pas, le temps dehors ne comptait pas. C’était la première
fois qu'elles osaient un peu de sexe à deux, audacieux pour
l’époque, mais sans trop de risque toutefois de tomber enceintes.
Durant de
longues minutes, elles abandonnèrent leurs mains un peu partout sur leurs peaux,
oubliant les ronflements de leurs camarades du dortoir. Comment osaient-elles ? Oser se caresser, perdre jusqu’à leurs sous-vêtements dans
les plis des draps, chercher l’humidité tiède de leurs doigts, apprécier une
sourde et agréable jouissance. Seules leurs bouches ne s’étaient pas défiées.
N’y avait-il donc aucun amour, juste des sensations folles de la chair brûlante ?
Mais après les désirs ardents, Pierrette hasarda un baiser sur les lèvres de sa
chérie d’un soir. Elle aima, elle sut que cette collégienne aimait aussi, une
fille qu’elle connaissait à peine, même pas une amie. Le baiser dura, il dura
trop longtemps, car le faisceau d’une lampe électrique éclaira brusquement les
deux visages.
— Mademoiselle
Petitjacquet et mademoiselle Lunoir, que faites-vous donc là ?
Les deux
jeunes filles, la couverture relevée sous les mentons, fixèrent les yeux creux
au-dessus de la torche curieuse. Odette murmura :
— Nous
avions froid.
— Suffit !
J’ai vu vos cochonneries. Ces saletés interdites par Dieu n’ont pas cours dans
l’enceinte de Notre-Dame, ni même nulle part.
Sœur-Geôlière
s’en retourna en bout du dortoir vers son box. Brusquement les néons
éclairèrent l’ensemble de la chambrée où la plupart des quarante collégiennes
remuaient sous leur édredon. Celles qui n’étaient pas encore endormies
s’assirent dans leur lit, les autres ronchonnèrent sous les draps.
Sœur-Geôlière
s’approcha à nouveau d’un bon pas vers les fautives. Elle pointa son index vers elles. Avant même qu’elles n’ouvrissent la bouche, Odette
sauta dans son lit sous le regard désolé de Pierrette. Le ton dur de Sœur-Geôlière
gronda dans le silence du dortoir.
— Non,
mademoiselle, vous ne dormirez pas là, un lit est libre à l’autre bout du
couloir, prenez votre couverture et filez achever votre nuit de luxure loin de
votre… votre… de cette dévergondée.
Le
calme apparent de la chambrée se transforma en brouhaha lorsque Odette, en
slip, son soutien-gorge et son pyjama sous un bras, une couverture sous
l’autre, traversa l’allée principale pour rejoindre sa couche. Arrivée au pied
du pilori, elle dut s’agenouiller sous les ordres de Sœur-Geôlière. Son amie
Pierrette dut en faire autant devant son lit. Les deux filles vêtues uniquement
de leur slip cachaient leurs seins en posant les avant-bras en croix contre leurs poitrines.
— Baissez
vos bras, exigea Sœur-Geôlière, vos camarades ont le droit de voir également ce
que vous semblez si bien apprécier.
Les
rires et les remarques idiotes fusèrent dans toute la chambrée.
— Pour
pénitence de ces infamies, mesdemoiselles Petitjacquet et Lunoir, vous
réciterez à haute voix un chapelet complet avant de vous mettre dans vos lits.
Je veux vous entendre prier depuis mon box, quant aux autres filles, vous vous
endormirez en écoutant leurs prières. Vous comprendrez ainsi que Dieu et la
Vierge Marie veillent à vos côtés dans la sainteté de notre église.
Odette
rageait de n’avoir pas osé répondre à Sœur-Surveillante. Après ses prières
convenues, elle connut une nuit chancelante dans un mélange de rêves et de
cauchemars où les corps nus des anges se laissaient caresser par des sorcières
maléfiques aux doigts rêches. Au petit matin, elle se réveilla décidée. Ce
n’était pas les envoyées de Dieu ou du Diable qui allait dicter sa conduite.
Elle ne croyait pas aux boniments du catéchisme, elle se cachait le dimanche
dans les rues de Besançon pour éviter de grimper les marches de l’église
Saint-Pierre. La messe n’était pas sa tasse de vin blanc ni l’hostie son pain
quotidien. En se retournant dans son lit, elle se disait que Sœur-Geôlière était
une sacrée conne, mais certainement pas une femme issue d’une quelconque
consécration. Qu’elle fasse donc son travail pour aider les pauvres et non pas
se porter au secours de Dieu pour éduquer les jeunes filles ! Et si le tout
puissant existait, eh bien, puisqu’il nous a donné l’envie de chair, il ne doit
pas être d’accord avec ses ouailles envoyées du ciel. Elles ressemblent à des
pies fureteuses, des curieuses qui surveillent pour dérober l’or des corps et les
cacher dans leurs nids, des nids très hauts, comme si elles voulaient tutoyer
le ciel.
Mais
Odette pouvait toujours bien aiguiser sa rancœur et sa vengeance, c’était sans
compter avec la rigueur de la Sainte Église. Cette dernière convoqua les deux
jeunes pestiférées dans le bureau du directeur.
Pierrette
et Odette n’en menaient pas large, se tenaient debout devant un crâne chauve,
un visage maigre et creux, de grands yeux sombres noyés sous des sourcils genre
buisson d’épines. Le directeur, assis derrière sa table, leva la tête,
dévoilant un regard inquisiteur. Pierrette et Odette, même si elle n’avait sans
doute jamais contemplé de films d’épouvante, imaginaient la séquence noire en
regardant Sœur-Geôlière contourner le bureau. Elle se planta à côté du
directeur, raide, fluette et anguleuse telle une pique sans cœur. Sœur-Moche aurait
pu, avec son corps efflanqué, jouer aux osselets avec le petit homme maigrichon
assis derrière sa table en chêne, et tous deux se servir de leurs os pour
jouer à creux ou bosse. Mais, tous deux coincés du derche, jamais le
dirlo, vieux gars célibataire, n’aurait su retrouver le creux de l’osselet de
la dame. Quant à Sœur-Geôlière, dénicherait-elle seulement la bosse de
l’osselet de monsieur ? C’est en pensant à cela qu’Odette ne put s’empêcher un
sourire sur les lèvres. Derrière ses lunettes rondes, le dirlo répondit à
l’insolente :
— Vous
n’allez pas rire longtemps, mademoiselle Lunoir, sachez que je convoque aujourd’hui
même vos parents, vous serez mise à pied huit jours dans l’attente d’une
décision du conseil de discipline.
Il tourna la tête vers Pierrette.
— Même si vous ne semblez pas aussi impertinente
que votre camarade, il en va de même pour vous, mademoiselle Petitjacquet. Les
faits de cette nuit sont suffisamment graves, et votre figure de repentie n’y
changera rien. En attendant que vos parents viennent vous chercher toutes deux,
vous poursuivrez vos cours, et comme vous n’êtes pas dans la même classe, vous
éviterez ainsi de succomber à la tentation d’un simple regard immoral.
— J’en
ai rien à foutre de cette fille-là, c’est elle qui m’a aguichée, c’est elle qui
m’a embrassée, lança Odette.
Cette
réplique ne s’adressait pas aux représentants de Notre-Dame, mais à sa camarade
Pierrette. N’empêche, on ne causait pas ainsi dans une institution religieuse
de cette renommée.
Sœur-Geôlière
se redressa sur son jeu d’osselet.
— Je
vous suggère, monsieur le directeur, que ces deux petites saletés réconcilient
leurs âmes autrement. À votre place, je les enverrais prier dans la chapelle
durant toute cette sainte journée, à genoux devant Jésus et la Vierge Marie,
chacune à chaque extrémité des bancs.
— Qu’il
en soit ainsi, ordonna le directeur.
Alors
que Sœur-Geôlière poussait les deux ados vers la porte, Odette se
retourna, le regard vers les yeux broussailleux :
— Vous
croyez me punir en me renvoyant, mais mes parents seront heureux de
m’accueillir. Sachez qu’ils ne sont pas d’accord avec vos méthodes du moyen
âge, ils me soutiendront, bien fait !
— Si
cela est vrai, pourquoi vous ont-ils scolarisés ici ?
— C’est
à cause de mes grands-parents.
Sœur-Mauvaise
ne put s’empêcher d’ajouter :
— Cette
petite trainée n’en mènera pas si large lorsqu’elle aura posé les genoux sur le
sol froid de la chapelle durant de longues heures face au Bon Dieu.
Le
regard hargneux d’Odette perça les yeux noirs de Sœur-Mauvaise.
— Si
Dieu est si bon, pourquoi envoie-t-il des ambassadrices aussi méchantes que
vous sur terre ?
— Cela
suffit… insolente !
Et
Sœur-Claquante gifla la collégienne, bouscula les deux jeunes filles vers la
sortie et referma la porte du bureau du directeur derrière elle.
À
l’intérieur de la chapelle, c’était l’enfer devant les statuts de Saint-Joseph
et de Sainte-Marie-Madeleine. Les deux adolescentes, les genoux sur la terre
cuite, récitaient d’augustes litanies à haute voix, surveillées par Sœur-Méfiante
assise sur un banc en arrière. De temps à autre l’une des deux collégiennes
toussotait, tournait négligemment la tête sur le côté pour essayer de
distinguer la silhouette osseuse dans leur dos. Vers le milieu de la matinée,
ce fut le retournement gagnant de Odette, elle eut beau chercher derrière elle,
la religieuse s’était discrètement éclipsée.
— La
vipère est partie, souffla-t-elle depuis l’autre côté du banc.
À
peine ses mots envolés vers Pierrette, Odette se rapprocha de sa camarade tout
en restant à genoux. Sa voisine frissonnait.
— Tu
ne devrais pas venir près de moi, si la sœur revient, nous sommes bonnes pour de
nouvelles punitions.
— Que
veux-tu qu’il nous arrive de pire ? D’ailleurs, ça me démange de planter Sœur-Sorcière
ici. J’irai attendre mes parents devant l’entrée du collège. J’espère juste que
ces gendarmettes mal coiffées n’ont pas fermé à double tour les grilles
d’entrée. Viens avec moi, on va voir si l’on peut se barrer.
— Pis
ce n’est pas raisonnable, nous avons commis une faute cette nuit, inutile
d’aggraver notre cas.
Pierrette
se releva, s’assit sur le banc, Odette quitta la position à genou à son tour et
s’installa à côté de sa camarade. Elle entoura l’épaule de sa drôle d’amie.
— Tu
ne sais pas ce que tu veux, pauvre fille ! Tantôt tu m’aguiches pour que je me
glisse dans ton lit, tantôt tu joues les filles sages.
— Je
ne t’ai pas aguichée, c’est toi qui es venue dans mon lit cette nuit.
— Tu
crois que je ne te voyais pas tourner autour de moi depuis quelque temps dans
la cour de l’école. Avec ton côté Pierrette petite douce, tu crois que je ne
remarquais rien. Tu n’assumes même pas. Moi, j’aime les garçons, d’ailleurs
j’ai un petit ami. Je vois bien que tu me cherches depuis quelques jours. Et
puisqu’il n’y a rien d’autre que des filles à se mettre sous la main dans ce
collège débile, j’ai craqué pour quelques caresses, quoi de mal à ça ! Quant à
toi, je vois que tu apprécies les filles, ça me dégoûte. C’est toi seule qui
aurais dû être punie pour ton côté malsain, moi, cette nuit, c’était juste un
amusement.
Dans
sa réplique cinglante, Odette avait retiré son bras de l’épaule de Pierrette, puis se leva.
Sa
collègue baissa la tête, ne trouvant pas le courage de répondre. Elle voulut
prier à nouveau, assise sur le banc.
— Alors
tu viens avant que la vipère ne revienne ?
Pierrette
souleva son visage, se tourna vers sa camarade.
— Non,
je n’ai plus envie de ta compagnie, je croyais que tu me plaisais, mais ton
caractère me déçoit.
Odette
se planta devant Pierrette :
— N’aie
crainte, je n’ai pas besoin de ta compagnie, petite conne.
— Petite
conne toi-même.
Odette
répliqua par une baffe. Elle rejoignit ensuite d’un pas rapide la porte de la chapelle.
Ce fut l’instant où Sœur-Coriace venait reprendre sa surveillance. Odette
courut vers la sortie, frôlant de son épaule Sœur-Surprise. Quant à Pierrette,
elle se frottait encore la joue endolorie. Avant de retrouver sa position à
genou sur la terre cuite, elle eut le temps de crier :
— Rattrapez-la,
ma Sœur, elle cherche à se sauver du collège.
Odette
bondit hors de la chapelle, traversa la cour déserte, fila dans l’allée qui
l’emmenait hors du collège. Par chance la grille n’était pas fermée à clé.
Sœur-Rapide
s’élança derrière elle, criant des mots absurdes : « vous n’avez pas le
droit… faut pas… faut revenir… vos parents ne seront pas contents… »
Vite
l’air libre ! Ouf ! voici Odette dehors. Vite à ses trousses ! Et voici Sœur-Déception
à la rue.
Pierrette
sortit de la petite église et s’avança dans la cour, s’approcha de la grille.
Plus personne. La copine d’une courte soirée avait disparu, Sœur-Geôlière
aussi. Elle retourna à ses prières dans la chapelle ténébreuse. Derrière elle,
le silence de la cour, les bruits de la cité, les moteurs, les klaxons, les
sirènes des pompiers, bref, le brouhaha de la ville.
On
ne revit pas la Sœur de la journée, ni même d’ailleurs le directeur. En fin
d’après-midi, ce fut la prof principale de la classe de Pierrette qui
raccompagna celle-ci devant la grille du collège où ses parents l’attendaient.
Premier mot du papa : une claque. Premier mot de la maman : un regard
venimeux.
Après
sa deuxième baffe du jour, Pierrette s’engouffra sur le siège arrière de la
Peugeot 203, le père responsable au volant, la mère soumise à côté,
direction la ferme d’Amondans.