vendredi 29 décembre 2023

DES NOUVELLES DE L' AMOUR







 Bonjour à tous,


Je fus avare de blogs ces derniers temps, surtout du mien. Je n’ai pas écrit sur celui-ci depuis le début de ce mois de décembre. Je comble cette lacune aujourd’hui parce que j’ai enfin fini mon recueil de nouvelles sur l’Amour. C’est un ouvrage de 340 pages regroupant huit romances. Le titre : DES NOUVELLES DE L’AMOUR. Ce recueil sera publié le mois prochain par l’intermédiaire de BOD et donc disponible dans la plupart des librairies de France sur commande. Voir aussi mon site www.jackycoulet.f. et ma page Facebook.

Comme promis il y a déjà quelques semaines en arrière, je vous propose en avant-première quelques-unes de mes petites romances contenues dans ce recueil. Cette première que je vous propose ci-dessous relate une histoire amoureuse où les protagonistes se baladent entre les toits de Paris et les couloirs du métro. Bonne lecture.


LA GITANE DE LA NUIT


La main s’agrippa au chéneau, Éloi baissa la tête. Les voitures blanches, noires, rouges couraient comme des fourmis, nulle part et partout, les deux roues se faufilaient dans la cohue, les piétons déambulaient sur les trottoirs, ignorant au-dessus de leur tête le jeune garçon accroché aux toits de Paris.

Éloi balança sa jambe, son talon se ficha dans la goulotte. D’un coup de reins il bascula son corps sur le bord du toit et plaqua son torse nu sur l’ardoise grise. Il se releva aussitôt en s’appuyant sur ses avant-bras. Après trois enjambées il s’accroupit sur le rebord du velux entrouvert. Il écarta l’ouverture et sauta sur le clic-clac, s’avança jusqu’à la kitchenette, avala sa gélule avec un grand verre d’eau, s’accrocha au velux et grimpa à nouveau sur le toit.

Éloi avança vers le vide puis côtoya l’arête du toit, un pied collé devant l’autre, les bras déployés comme les ailes d’un oiseau. Ses yeux d’amande grillée, assombris par la mélancolie, suivaient la ligne fragile. Il se voyait gamin lorsqu’il sautillait sur l’étroite bordure cimentée qui séparait le trottoir de la rue, mais aujourd’hui, Éloi s’était élevé et, du haut de ses dix-huit ans, les toits de Paris remplaçaient le trottoir. Le vide et le danger de la rue, c’était le caniveau de son enfance.  

Parvenu au bout de son jeu, il sauta sur le zinc deux mètres en contrebas, poursuivit son cheminement, rejoua une partie hasardeuse sur le second immeuble. Plus loin, de hautes fenêtres et des lambeaux d’ardoise s’approchaient de l’arête du toit. Il se laissa glisser sur le schiste pentu, cala ses pieds nus entre le zinc et le vide. Son pantacourt, seul habit nécessaire pour sa folle passion, se fondit à la couleur gris clair du zinc sous la lumière du zénith. Éloi, fou de toits, resta assis sur le toit chaud, sûr de son équilibre, et contempla la tour Eiffel au loin. La déesse de fer surveillait les toits gris et les piles de cheminées rouges de la ville.

Éloi, ne connaissant pas la notion de vertige, baissa la tête, regarda à ses pieds. Les fourmis couraient toujours. Après de longues minutes à goûter le calme de la ville haute, il se retourna, s’agrippa à l’ardoise et sauta sur le toit supérieur, plus plat, moins fun. Puis il escalada une cheminée collée à la façade d’un autre immeuble et se retrouva de nouveau sur le toit de son bâtiment haut et gris comme son audace et sa mélancolie. Ayant tourné le dos à la tour Eiffel, il reconnut la basilique du Sacré-Cœur. Elle bombait le torse comme un Dieu dans la lumière, la pointe du dôme semblait crever les cieux. Éloi savoura la présence de ces deux monuments, l’un bourré de matériaux, l’autre débordant de spiritualité, tous deux charmants Parisiens.

Après ces instants de méditation, il se pencha à nouveau sur le velux de son studio et, de ses pieds nus, sauta sur le clic-clac. Il passa un teeshirt, enfila ses Nike, et depuis les combles dégringola les sept étages de son immeuble pour courir à la pharmacie.

 

De retour de l’officine, le jeune garçon traversa le hall de l’immeuble avec sa boîte de gélules de millepertuis à la main. La porte d’entrée de Serge Dumont grinça. Une gueule de boxeur apparut dans l’entrée. Les cheveux blonds et raides qui tombaient sur les épaules du concierge de l’immeuble semblaient camoufler l’âge de ce quinquagénaire sans rides. Serge Dumont interpela le jeune garçon avec un sourire discret.

 

— Nous n’avons pas souvent l’occasion de nous rencontrer. Entre donc quelques minutes que l’on fasse plus amples connaissances.

— Non merci. Je dois…

— Seulement quelques minutes.

— Une autre fois.

— J’insiste, j’ai à te parler.

Éloi jeta un coup d’œil dans la montée d’escalier et posa un pied sur la première marche.

Le concierge pointa son doigt vers le haut.

— C’est au sujet de tes escapades, des voisins se plaignent. 

Éloi hésita puis fit demi-tour. La porte s’ouvrit plus largement, laissant passer le jeune garçon à l’intérieur de l’appartement. Le papier peint bariolé d’un autre âge contrastait avec un ameublement moderne et sobre. Sur l’invitation du concierge, Éloi s’assit sur le bord du canapé simili. Le concierge prit place sur un tabouret. La flamme d’une longue bougie posée sur un guéridon dansait devant les yeux des deux hommes, laissant traîner une odeur religieuse. Éloi fixa la flamme, Serge suivit son regard.

— Comme tu as sûrement louché sur ma porte d’entrée, tu as pu lire mon nom. Je m’appelle Serge Dumont, mais mes amis, mes copines, les voisins m’appellent Sierge. C’est à cause de ce cierge qui brûle là à côté de toi. Serge, cierge, Sierge, ça amuse tout le monde d’autant plus que je suis concierge, mais là, personne n’a jamais osé le jeu de mots. Je ne suis pas cul-béni, mais j’ai besoin d’allumer un cierge chaque jour. Il brûle vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans mon chez-moi.

— Ah ! c’est bien, monsieur.

— Appelle-moi Sierge comme tout le monde. Et ne sois pas si timide, bon sang !

Éloi osa une question :

— Ce cierge, pourquoi ?

— Pour ne pas oublier une vieille douleur.

— Ah !

— Et puis, un peu de spiritualité ne peut pas faire de mal pour compenser ma vie de débauché.

— Ah !

Sierge posa un pied sur la table du salon, secoua sa tête comme pour arranger sa tignasse. Son nez de travers accrocha le regard du jeune garçon. Était-ce ce nez original, ses yeux clairs, ses cheveux fous, ce torse saillant sous le teeshirt qui donnaient ce charme de mâle vigoureux ? Sur son biceps il fallait deviner le message, une tête de mort croisait une bouteille de Bourbon. Éloi essaya de comprendre le tatouage sans oser questionner. Peut-être avait-il affaire à un membre d’une ligue antialcoolique ?

Sierge se leva, prit deux bières dans le frigo et les déposa sur la petite table.

— Non merci, pas d’alcool, répondit la voix timide, juste un verre d’eau.

Le concierge reposa son derrière sur le tabouret et décapsula sa bière.

— Je comprends, un sportif comme toi ne boit pas d’alcool. Et puis, bourré, tu te casserais la gueule du toit, n’est-ce pas.

Sierge retourna à la cuisine chercher le verre d’eau du jeune homme, reprit sa position favorite, les fesses sur son tabouret, une jambe repliée pour poser un pied sur la table basse. La voix ironique devint plus sérieuse :

— Ce ne sont pas les gens de l’immeuble qui se plaignent de tes agissements, d’ailleurs les connaissent-ils ? C’est une personne du quartier qui t’a repéré. Elle m’a demandé quel était l’énergumène qui se baladait sur les toits alentour. Sais-tu que c’est interdit par la loi ?

— Je ne fais de mal à personne.

— C’est interdit voilà tout et c’est dangereux. C’est mon devoir de te mettre en garde.

Éloi osa enfin s’appuyer sur le dos du canapé, prêt pour une leçon de morale.

Sierge avala sa bière d’un trait.

— C’est interdit, mais toléré, toléré dans la mesure où tout cela reste discret, mais toi, tu es le seul toiturophile à te pavaner en pleine journée au bord du vide, côtoyant la mort. Toi sur le toit, vaut mieux te cacher OK ?

Content de son jeu de mots, le concierge éclata de rire.

— Beaucoup de toiturophiles kifent les toits le soir ou la nuit, pourquoi ne fais-tu pas comme eux ? 

— La nuit, je travaille.

— D’approcher si près du bord du toit, c’est irresponsable, hyper dangereux !

Je suis un acrobate, je n’ai pas peur du vide.

— Quand même.

— Je n’ai pas peur de la mort non plus.

— OK, je ferme les yeux sur ta passion débile. Mais dis-moi, tu travailles la nuit et tu galopes sur les toits la journée, tu vis seul, et les filles ?

Éloi baissa la tête en rougissant.

— Tu ne dis rien, tu n’aimes pas qu’on en parle ? Tu n’aimes pas les filles ?

— Pourquoi me parlez-vous de ça, monsieur, on se connaît à peine.

— Rilax… je m’appelle Sierge et il faut me tutoyer. Comme toi je vis seul, alors on pourrait en profiter pour faire quelques virées ensemble, je connais plein de filles.

— Je n’aime pas les vieilles.

— Mais que crois-tu, ce n’est pas parce que j’ai plus de cinquante balais que je ne me tape que des femmes de mon âge ? Je m’envoie aussi des petites jeunettes guère plus âgées que toi. Allez ! tu peux bien te libérer certains soirs de week-ends, je te présenterai des copines.

— Non, je n’ai pas envie, trancha Éloi.

Il se leva, désireux de clore cette conversation. Sur le pas de la porte, il se retourna, leva ses yeux en amande vers Sierge qui le suivait.

— Je suis compliqué en amour, très compliqué. 

— Quand j’avais ton âge, j’étais comme toi, j’attendais le grand amour, la fille idéale. Et je me suis marié, nous étions heureux et fiers de notre enfant et puis… nous avons divorcé.

— Ton fils, tu le vois de temps en temps ?

Les épaules du crâneur s’affaissaient, ses yeux défaits regardaient par-delà Éloi. 

— Une fille, une jolie fille, à peu près ton âge. Je ne l’ai jamais revue.

 

 

*****

 

 

Dans la nuit parisienne, sous la lumière des couloirs du métro, une jeune fille, assise en tailleur, grattait sur sa guitare. Sa longue robe, une traînée d’orange et de rubis bariolé de mauve et de bleu, piquée de noir et de gris, glissait jusque sur ses chevilles. Un bandeau vermeil barrait le haut de sa chevelure noire qui s’écartait sur ses épaules et s’effondrait jusqu’en bas du dos. Deux nattes d’étoffe s’échappaient du nœud pourpre et se mêlaient aux longs cheveux. Les boucles d’oreilles argentées et ciselées tombaient jusque sur les clavicules nues. Le chapeau de paille que l’on pouvait imaginer sur sa tête fine sous le soleil d’Espagne reposait à l’envers sur le ciment froid, comme un mendiant couché dont la tête vide cherche l’espoir, réclame des pièces d’or sur le pavé gris. Le chapeau de paille accompagnait un sourire triste et une mélodie romantique inventée par des doigts délicats sur des cordes fragiles.  

La jeune gitane cachait ses yeux d’une brillance sombre sous ses longs cils baissés sur sa mélancolie. Lorsque le timbre d’une obole tombait dans le chapeau de paille, elle soulevait son visage et offrait en retour sa beauté triste et son doux sourire.

 

Valentina s’accroupit auprès de la gitane.

— Tu ne t’arrêtes donc jamais de jouer ! Tu me laisses si peu de place dans ton cœur, tu ne parles jamais de ton passé, je ne sais rien de toi. Voilà pourtant des mois que l’on se connaît. Quand je te questionne, tu ne me réponds que du bout des lèvres. Pourquoi ce silence ? Pourquoi cette tristesse ?

Les cheveux noirs de la gitane enveloppaient la guitare, et son visage se cachait dans les cordes. Ses yeux dans le noir, ses oreilles dans la musique, elle écoutait distraitement les suppliques de sa tutrice.

Neuf mois en arrière, la veille de Noël, la jeune fille avait enfin accepté une compagnie, elle considérait même Valentina comme sa protectrice. Ce jour-là, les rues au-dessus scintillaient des lumières de fin d’année et les couloirs du métro châtelet ressemblaient aux soirs passés, aux soirs du lendemain. Alors que Valentina à la sortie de l’escalator courait pour ses derniers achats de Noël, elle s’était brusquement arrêtée, découvrant la belle Hispanique. Elle avait l’âge de sa fille, la couleur de sa peau ibérique. Lorsqu’elle avait déposé une pièce dans le chapeau de paille, les yeux de la gitane avaient croisé son regard. La couleur noisette enrobée de sombre et le sourire discret sur les lèvres fines avaient soulevé le cœur de Valentina. La gitane de la nuit, ainsi l’appellerait-elle, remplacerait sa fille disparue. Le cœur en joie, Valentina s’était enfilée dans les grands magasins, était retournée au plus vite Métro Châtelet, s’était assise auprès de la jeune fille, elle avait déposé un paquet à ses pieds, un papier cadeau aux couleurs chatoyantes, un ruban papillon couleur Noël. Le visage de Valentina avait effleuré les joues de la jeune fille.

— Tu ne l’ouvres pas ?

La gitane avait posé sa guitare, délié son paquet-cadeau. C’était de longues, interminables boucles d’oreilles argentées et finement ciselées. Valentina avait accroché les bijoux aux oreilles de la jeune fille. « C’était ce que j’aurais voulu offrir à ma fille pour le Noël de ses seize ans ».

 

Ce soir d’automne, la gitane de la nuit risqua une réponse :

— Je suis triste depuis toujours.

— Ma fille s’appelait Iluminada. Et toi, tu ne veux toujours pas me dire comment tu t’appelles.

— Je suis la gitane de la nuit, c’est toi qui m’as inventé ce prénom, mais si tu veux tu peux m’appeler Iluminada.

 

*****

 

Dès l’aube, de sa démarche d’araignée, Éloi escalada l’échafaudage en face de son immeuble. Son pas félin s’avança sur le zinc qui côtoyait le vide, la tête penchée vers les premières fourmis qui sortaient de terre. Il s’assit sur le bord du toit, les jambes dans le vide, curieux de surprendre le réveil du soleil à peine caché dans les bras des gares de Lyon et d’Austerlitz.

Éloi narguait la fraîcheur du matin, torse et pieds nus, muni de son seul pantacourt gris lorsqu’enfin l’aurore coloria le ciel moutonneux de rouge, les toits de paris de gris bleuté. Les monuments, les ponts, c’était de l’or. La rue à ses pieds avait perdu la lumière artificielle de ses réverbères et la façade rose de l’immeuble d’en face s’effaçait derrière la blancheur du jour. Les fourmis, chauffées par le soleil, s’éparpillaient toujours plus nombreuses dans les rues du quartier.

Éloi reconnut son velux de l’autre côté de la rue. Il irait bientôt faire une sieste sur son clic-clac, à son réveil il avalerait sa gélule de millepertuis, sauterait sur son matelas comme sur un trampoline et giclerait à nouveau sur son toit favori, défierait encore et toujours l’espace, le vent et l’abîme.  

Son regard fut attiré par la loge du rez-de-chaussée. Le concierge venait d’ouvrir sa fenêtre et, comme une intuition, Sierge avait levé le nez et reconnut le fou de toits. Éloi vit le concierge secouer son index en signe de remontrance, mais devina son sourire ironique. Éloi avait encore quelques minutes pour redescendre de l’échafaudage avant l’arrivée des ouvriers. Il se dit que Sierge, tout rustre qu’il était, trop sûr de lui, restait sûrement un être fragile. Il avait deviné le voile humide de ses yeux et le timbre frêle de sa voix lorsqu’il lui avait répondu l’autre jour : « Une fille, une jolie fille… à peu près ton âge. Je ne l’ai jamais revue ». Éloi, solitaire, discret, ne parlait de sa vie passée à personne. À qui se livrerait-il d’ailleurs, il n’avait pas de famille, pas d’amis et ne se confiait même pas à ses confrères de la nuit. Personne ne l’intéressait. L’inverse n’était pas vrai puisque l’on s’intéressait à lui, surtout la nuit. Mais qu’avaient-ils donc tous après lui, qu’on lui foute donc la paix. Ah si ! Une personne l’intéressait : lui-même. Il se voyait beau avec ses traits fins, ses yeux en amandes, son corps svelte, il avait une jeunesse qui ne s’envolerait jamais tellement il se trouvait charmant. Il passait devant son miroir, le Samsung chauffait sous les selfies, il se flashait le nez, les yeux, le visage dix fois par jour, même son corps nu. Mais aujourd’hui il ferait un effort, il s’intéresserait à autrui. Il sonnerait à la porte du rez-de-chaussée, entrerait, s’installerait dans le canapé sous la lumière du cierge. N’avait-il pas une dette envers le concierge ? Pourquoi l’avoir quitté l’autre jour si brutalement, tout ça parce que ce chien de talus lui avait proposé une simple sortie entre copains ?  

Il se décida à dégringoler l’échafaudage, sonna à la porte de Serge Dumont.

 

Appuyé sur le dossier du canapé, il écouta Sierge qui avait pris sa position favorite sur le tabouret.

— Je suis content que tu sois venu me voir de ton plein gré. Est-ce parce que je t’ai fait signe en te voyant sur le toit en face ? As-tu peur que je te dénonce ?

— Je suis venu m’excuser. Je t’ai répondu sèchement lorsque tu m’as proposé de sortir ensemble pour voir tes amies.

— Tu as changé d’avis, tu veux que je t’emmène voir les filles ?

— Non, je n’ai pas changé d’avis. Je suis juste venu m’excuser pour ma maladresse.

— Allez ! ne me raconte pas d’histoires. Toi, garçon si réservé, tu n’es pas venu me voir juste pour un brin de politesse.

Éloi voulait mieux connaître cet homme étonnant, pas vraiment beau, mais attirant. Comment entrainait-il les filles si facilement dans son lit ? Il avait besoin de mieux comprendre Sierge. Lui, Éloi, pourtant jeune et beau garçon, il n’avait jamais approché une fille. Sierge saurait-il lui expliquer le secret de l’amour ? Et puis, surtout, il aimerait connaître son passé, cette douleur, sa fille.

— Oh, ohé ! Tu ne me réponds pas, j’ai visé juste, c’est ça. Tu veux que je t’emmène voir les filles.

— Non, je n’ai vraiment pas envie d’aller voir les filles.

— Je vais me chercher une bière. Tu en veux une aussi, ou toujours pas d’alcool ?

— Oui, je veux bien, mais c’est exceptionnel.

Sierge se leva et partit à la cuisine. Il se causait à lui-même en ouvrant la porte du frigo. Avec ses traits fins, ses beaux yeux effilés, ses gestes trop gracieux, cette peau lisse et bronzée, ce refus des femmes, Éloi était certainement homo. Il faudra déniaiser ce jeune homme, lui apprendre la belle sexualité de l’homme à cheval sur une femme, je saurai le convertir.

Sierge posa les bières sur la table basse et reprit sa position habituelle sur le tabouret. Les deux canettes s’entrechoquèrent. Sierge essaya de lire du désir dans les yeux d’Éloi. Quand même, lui, le mâle au nez de travers, comment qu’il était fier de surprendre les filles, de les emmener facilement dans son lit. Était-il donc capable d’être apprécié aussi par de jeunes et beaux mecs ? Mais ça, il n’en voulait surtout pas ! Certes il était agréable de plaire, mais toucher un sexe qui ressemble au sien, berk ! Rien de mieux que de baiser la femelle, l’entendre crier, en redemander ! Pourtant ce garçon en face de lui était attendrissant. Alors, chiche, si c’est un pédé, il fera tout pour le convertir, lui faire goûter le plaisir de la chair féminine, lui montrer comment le mâle dominant chevauche la femelle qui aime la soumission, cet instinct de la sexualité féminine.

Il reposa sa canette vide sur la table basse et retourna en chercher une autre. Éloi avait à peine touché à la sienne.

— Tu en as connu beaucoup, des filles ?

— Oh oui ! jeunot, et plus qu’à mon tour. Tu verras, elles sont toutes pareilles, elles aiment ça ces sacrées cochonnes, même les pimbêches, faut juste savoir les décoincer.

Sierge vida sa canette d’un trait tout en dévisageant Éloi.

— Dis-moi, t’es encore puceau ?

Éloi s’enfonça dans le canapé.

— Toi, tu es direct. Je te l’ai dit l’autre fois, je suis exigeant, je veux l’image parfaite de l’amour avant de m’aventurer.

— Mais si tu ne sors pas, tu ne rencontreras jamais ton amour idéal, il ne va pas te tomber tout cuit dans les bras là-haut sur les toits.

Sierge désigna le plafond de son index tout en essayant à nouveau de lire dans les yeux du jeune garçon, tout comme il savait jauger le regard féminin.

— Dis-moi, tu aimes les garçons ? Tu es peut-être venu ici pour un plan cul.

— Tu es vraiment spontané dans tes questions.

— Ben oui. C’est comme ça qu’il faut procéder quand on parle cul. Faut aller droit au but. Pour conquérir, tu complimentes, tu questionnes, tu complimentes encore. Les femmes disent toujours non, mais, en fait, ça veut souvent dire oui.

— Tu cherches donc à me conquérir ?

— Non pas du tout. Je t’ai questionné, je ne t’ai jamais complimenté. Alors, c’est ça, t’es donc homo ?

— Non.

— Il faut t’assumer jeunot. L’homosexualité est très bien tolérée de nos jours, bien que moi j’aie du mal à accepter ce mélange disgracieux de mâles.

— Je n’ai jamais couché avec une fille ni avec un garçon.

— Eh bien, continue à te branler en imaginant des partouzes géantes sur les toits de Paris.

Pourquoi avoir posé cette question sur ses conquêtes ? se demanda Éloi. Il croyait que le concierge allait s’épancher sur sa vie de famille passée, son divorce, sa fille qu’il n’avait jamais revue et voilà que son voisin l’entraînait vers des histoires de cul. Il fallait agir comme lui, être spontané.

— Et ta fille, pourquoi ne l’as-tu jamais revue ?

Sierge jeta un coup d’œil vers la flamme du cierge puis sur sa canette vide et se leva.

— Je vais me chercher une bière. Eh oui, j’aime boire. Boire, baiser, sortir les poubelles, déboucher les égouts, gérer les mauvais voisins, voilà à quoi se résume ma vie.

De retour du frigo, Sierge s’approcha du guéridon et posa une main légèrement tremblante près de la bougie.

— Ma fille… c’est à cause de l’alcool, ce putain d’alcool.

Il fracassa sur le bord du guéridon la bouteille de bière à peine décapsulée, ce qui fit sursauter Éloi. Cette saloperie de whisky a détruit la vie de ma fille, a bousillé la mienne.

— Ta fille ! Elle…

— Après mon mariage, ma fille m’apporta une joie immense. Je l’emmenais partout, je cédais à tous ses caprices. Mais un soir de vacances, après un énième verre de Bourbon, je l’ai entraînée sur la plage.

La flamme du cierge réfléchissait la rage dans les yeux de Sierge.

— Et puis merde ! Tout ça ne te regarde pas. 

Éloi n’osa dire mot face à cet élan de brutalité. Le concierge s’affala sur le divan près de son compagnon, la voix s’adoucit :  

— Je me souviens des derniers mots de ma femme, « Tu peux remuer le ciel et la terre de la Galice, tu ne retrouveras ni elle ni son corps ».

 

 

*****

 

 

Sierge, sa dose moyenne d’alcool dans le sang, s’engouffra dans la bouche du Métro « Richelieu Drouot ». Trois stations plus loin, il suivit les couloirs de sa correspondance « Strasbourg Saint-Denis » pour courir vers la ligne 4. Il longea les grands panneaux publicitaires, mais son regard suivait les jambes des Parisiennes. Il cherchait déjà sa proie avant même de parvenir à destination, ce night-club près des Halles. 

Dans la grande gare souterraine du Châtelet, il se laissa glisser sur le tapis roulant, souriant aux filles lorsqu’il les côtoyait. Il cherchait un sourire, un regard, n’importe quoi, tout était prétexte pour engager la conversation. Mais fallait pas rêver, il le savait, ce n’était pas dans cette cohue de gens pressés qu’il parviendrait à draguer, n’empêche, fallait essayer, qui sait ? Rien que de voir une femme et c’était l’espoir d’une nuit voluptueuse. Il ne se faisait guère d’illusions pour une rencontre dans les couloirs du métro, mais il assurerait son coup là-bas, au night-club des Halles.

Minuit, toujours beaucoup de monde à la station de métro châtelet.

Trop belle cette gitane ! Les longs cheveux noirs cachaient un visage qui plongeait sur sa guitare. Qu’importe, puisque la silhouette, la légèreté, et la mélodie embellissaient le tunnel. Il s’arrêta devant l’élégance de la jeune fille, jeta une pièce dans le chapeau de paille. Le visage de la gitane se souleva, remercia. Il reconnut cette finesse qui ressemblait à sa musique. Une fille trop jeune pour lui, peut-être même pas majeure, fallait faire gaffe. Mais cette nana, debout à ses côtés et appuyée contre le mur, une jambe repliée derrière elle, ça ferait bien l’affaire. Trente, trente-cinq ans, parfait ! Quoique cette fille de type espagnole, ça lui rappelait de mauvais souvenirs, son ex-femme, ce passé ibérique.

Par ses compliments, ses questions, ses compliments, il apprit bien vite son prénom. Valentina, lasse d’amours trop longtemps retenues, accepta l’invitation à rejoindre l’air libre, le bar au bout de la rue. Elle se laissa prendre au jeu de la séduction du samedi soir.

Le mâle en face d’elle, sa bière à la main, jetait constamment ses yeux clairs sur son corps. Valentina se sentit petite et diminuée devant cette brutalité douce, ce charme noble et rugueux. Elle se laissa envoûter puis entrainer sur la piste de danse des Halles, étourdie de lumières irréelles, de raps assourdissants.

Trois heures du mat, le couple dans la rue s’embrassa sous une pluie fine. Entre les Halles et les grands boulevards, peu de chemin, mais Sierge, bon prince, héla un taxi et le couple se retrouva dans le lit du concierge.

 

Sept étages plus hauts, Éloi devant sa glace de salle de bains se souriait. Il vérifiait un bouton qui n’existait pas sur son menton, joignait ses mains fines devant sa bouche, embrassait le bout de ses doigts, figeait son regard dans son regard. Trop amoureux de sa peau, de ses yeux, de lui-même, bientôt nu sur son clic-clac, écoutant les gouttes de pluie s’écraser sur le velux, il caressa son torse, ses cuisses, et comme il s’aimait, il ne put s’empêcher de jouir, imaginant encore et toujours qu’il faisait l’amour avec son image.

Au rez-de-chaussée, nul besoin de narcissisme pour s’envoyer en l’air. Ici-bas, on s’aimait, ensuite on apprenait à se connaître. Après l’envie, la baise, après la baise, la détente, l’heure des confidences.

Les seins de la belle Espagnole s’écrasaient sur le drap-housse, le cul rebondi étincelait sous la flamme du cierge du salon tout proche.

— Alors tu vis seul, mais tu baises souvent, lança Valentina.

— Ouais.

Elle caressa le biceps de son compagnon puis déposa un baiser sur le tatouage.

— Je t’ai trouvé vigoureux, malgré tout l’alcool que tu as ingurgité cette nuit.

— Et alors ! ça te dérange si je bois de l’alcool.

Valentina avait apprécié l’agressivité de l’homme au lit, mais là, elle sursauta sous la brutalité de Sierge. Était-ce l’alcool qui le rendait si colérique ou était-ce sa nature profonde ?

Le mâle à poil passa dans le salon sans dire un mot de plus. Il revint presque aussitôt, une bouteille de Bourbon et deux verres à la main. Le grand rustre à la belle gueule sauvage s’approcha du lit où Valentina était assise. Comme un futile geste de pudeur, elle releva le drap sur ses seins. Sierge balança bouteille et verres sur le lit, retourna au salon, revint, chavira, faillit benner la bougie qu’il tenait en main, déposa enfin le cierge allumé sur la table de nuit, tira le drap et glissa son corps nu sur celui de Valentina. De sa grosse main, il serra la mâchoire de sa chérie d’un soir, grinça des dents sous les hoquets.

— Tu es trop mignonne, ma p’tite salope.

Il lui roula un patin aux vapeurs de bourbon.

— Ce soir j’ouvre cette bouteille de whisky pour fêter un anniversaire. On va la boire ensemble parce que tu me plais, tu me plais plus que toutes les autres salopes que j’ai sautées. Je… je… n’avais plus touché au bourbon depuis six ans, jour pour jour. Mais comme tu me rappelles trop la beauté de ma fille, j’ai décidé à partir d’aujourd’hui d’oublier mon passé, tu seras ma fiancée, ma p’tite cochonne.

Il caressa la joue de Valentina comme il l’aurait fait avec une chienne, se retourna vers la table de nuit, écrasa la flamme du cierge de sa grosse main et s’emporta à nouveau. Sa voix forte résonna dans la chambre noire.

— Depuis six ans que j’allume ce cierge à la con. Moi qui ne crois plus ni en Dieu ni en en la Vierge, va savoir pourquoi je me fais chier à faire semblant.

Valentina, recroquevillée, le dos contre le mur, sentit brusquement le corps de Sierge contre ses seins, les grosses mains caressant ses jambes. Mais elle comprit vite l’agitation anormale de son compagnon puisqu’il se dégagea presque aussitôt, éclaira la chambre, s’empara de la bouteille de bourbon. Il obligea Valentina à boire un verre tout contre lui. Il but une rasade. Valentina mouilla à peine ses lèvres sur le bord du verre puis se risqua :

— Pourquoi ce cierge ? Pourquoi ce besoin de te faire pardonner ?

Il s’assit à côté d’elle, et d’une voix plus calme, presque plaintive :

— Six ans que j’ai perdu ma fille, six ans que je la pleure, six ans que je cherche un sens à ma vie. J’ai voulu me foutre en l’air, je me suis mis à boire, j’ai arrêté, j’ai même essayé de me faire soigner, j’ai replongé. Puis, aidé par l’alcool, je me suis décidé à baiser un maximum de femmes en les brutalisant, comme une vengeance envers mon ex qui m’a quitté sans un mot en emportant avec elle ma fille chérie.

Sierge assagi, Valentina osa caresser le torse mâle.

— Est-ce vrai que je te plais plus que les autres ?

— Oui, je te l’ai dit, c’est parce que tu ressembles à ma fille. Une belle Latine, comme toi.

Il se releva brusquement, se mit debout au pied du lit, la bouteille dans une main, son verre rempli de bourbon dans l’autre.

— Après tout, qu’est-ce que ça peut me foutre, ce n’était pas ma vraie fille. Ma femme et moi l’avions adoptée à l’âge de quatre ans.

Valentina le cœur battant à cent à l’heure, le choc de l’émotion passée, elle interrogea :

— Quel âge avait-elle lorsque ta femme est partie avec ta fille ?

— Dix ans.

Un frisson parcourut le dos de Valentina. La fille de Sierge aurait donc seize ans aujourd’hui, comme Iluminada. Elle fixa le concierge qui tremblait sur ses jambes au pied du lit et achevait sa bouteille de bourbon. Elle n’osa le questionner de peur de réveiller sa violence. Quatre ans, se dit-elle, pile l’âge où sa fille avait été enlevée. Elle se souvenait d’un grand costaud dont elle n’avait pu voir le visage dans ce parc en ce bel après-midi d’automne. Il avait giclé de derrière un buisson et, le temps d’un cri, l’homme et l’enfant avaient disparu. Seize ans, l’âge de sa pauvre Iluminada disparue. Beaucoup de coïncidences : les ressemblances, les âges correspondaient, la brutalité de cet homme capable de mille méfaits. Son enquête pourrait rebondir, il fallait jouer serré, essayer de contrôler ce concierge, mieux connaître son passé, tenter une confrontation entre lui et Iluminada. Elle ne put s’empêcher une nouvelle question.

— Comment s’appelle ta fille ?

Sierge lâcha sa bouteille vide, son verre se brisa sur le parquet, il bondit sur le lit.

— Mais putain c’est quoi toutes ces questions ? Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

Il lui rota au nez, serra ses joues dans sa grosse main, écarta ses cuisses de son autre paluche.

— P’tite salope.

Valentina hésita entre panique et résignation. Elle accepta la soumission dans l’espoir de confidences à venir. Sûr, c’était lui le ravisseur, ce criminel qui vociférait, écumait, fourrageait dans ses entrailles avec son sexe baveux.

 

 

*****

 

 

Chaque nuit Valentina entrait de son plein gré, mais à reculons dans le lit de son brutal amant. Au fil des longs ébats amoureux, l’enquête de l’Espagnole ne progressait guère, Sierge préférant la chair et la bestialité à l’échange et la communication. Valentina avait juste appris que le concierge connaissait un jeune homme qu’il fallait déniaiser. Pour cela, elle devait présenter à Éloi sa protégée, la belle Iluminada, une fille à peu près de son âge, faite pour lui, douce, mélancolique. L’amour entre deux déprimés apporterait peut-être de la joie. C’était comme en mathématique : — X — = plus.

Alors qu’ils achevaient une huit d’amour haletante, Valentina glissa une photo dans la main de son amant. Nu sur le lit, le dos contre le mur, les jambes allongées, Sierge fixa la photo qu’il avait coincée entre ses doigts et sa zigounette, imaginant un décor rigolo. Le face-à-face entre photo et sexe amusait le concierge. Ses yeux musardaient de l’une à l’autre. Valentina haussa les épaules, quitta le lit et la chambre, s’habilla et claqua la porte d’entrée. Seul, Sierge s’attarda plus longuement sur le visage d’Iluminada, l’air perplexe.

 

En milieu de matinée, accroupi dans le hall de l’immeuble, le concierge réparait une tuyauterie lorsqu’il reconnut les pieds nus et le pantacourt gris de son ami Éloi qui dégringolait l’escalier.

— Ah, tu tombes bien, je voulais justement te voir ! Passe donc à la loge à midi, je commande deux kébabs.

— Je veux bien.

— Mais au fait, tu ne fais pas de galipettes sur les toits à cette heure-ci ?

— Si, les ouvriers ne travaillent pas le samedi, j’en profite pour escalader l’échafaudage et grimper sur le toit d’en face.

— Eh bien, quand on cassera la croûte tout à l’heure, on en profitera pour parler d’autres galipettes, des galipettes de nuit, ah, ah ! J’ai des arguments pour que tu sortes avec moi ce soir.

— C’est pas gagné !

— Allez-toi ! file vite sur le toit.

Sierge éclata de rire, content de ressasser son jeu de mots.

 

Dans les airs, Éloi prit plaisir à slalomer entre les cheminées et les antennes, à courir sur la ligne dangereuse, risqua même un salto arrière. Ses pieds nus se plantèrent à quelques centimètres du précipice. Il tourna la tête, regarda en bas bagnoles et badauds, éclata de rire, un rire puissant, inutile, comme pour conjurer sa mélancolie et son narcissisme. 

À midi, Éloi, assis dans le salon, croquait dans son kébab sauce blanche, regardant tour à tour le cierge éteint et le Sierge radieux. Son ami mâchouillait des verbes sexuels, bavait des paroles sur les avantages des dragues musclées. Le concierge essuya sa bouche avec le dos de sa main, se leva de son tabouret pour rejoindre sa chambre à coucher. Pendant ce temps, Éloi, sûr de vouloir rendre service, s’empara du briquet qui traînait sur la table basse, alluma la bougie. Sierge sortit de sa chambre, une photo à la main. Il arracha le cierge des mains du jeune garçon et balança la bougie avec une telle violence que la flamme s’éteignit en atterrissant dans la poubelle. 

— Je ne veux plus voir cette merde allumée.

Éloi ne broncha pas, se dit que c’était certainement mieux ainsi, que le concierge avait peut-être décidé d’oublier sa douleur passée.

Puis Sierge montra à nouveau sa face radieuse. Il s’assit sur le canapé près de son protégé, lui présenta la photo en souriant.

Éloi ouvrit la bouche et écarquilla les yeux devant l’apparition, resta figé un long instant, ne sachant comment détacher son regard de cette image. Sierge avait vu juste, Éloi tombait sous le charme.

— Elle est belle, n’est-ce pas ? Elle s’appelle Iluminada, c’est la gitane de la nuit.

— Iluminada, Iluminada, la gitane de la nuit, murmura Éloi sans lâcher les yeux de la photo.

— Bon, faut t’en remettre ! Cette nuit, je te la présente. Elle a presque ton âge, elle est faite pour toi, toi le compliqué, toi Éloi le fou de toits. Il ricana de son habituelle niaiserie.

— Iluminada… Ilumi… hoqueta Éloi, ne lâchant toujours pas la photo des yeux.

Sierge arracha l’image de ses mains.

— Donne-moi cette photo avant d’éjaculer sur mon canapé. Tu verras Iluminada en chair et os cette nuit et si tu te démerdes bien, tu verras, et sa chair, et ses os.

— Éloi se leva pour prendre congé.

— Oh là ! Tu ne m’as pas donné ta réponse. Alors c’est OK pour ce soir puisque cette gamine a l’air de te plaire ?

— D’accord, je veux bien que tu me la présentes.

— Ah, ah ! tu es tombé amoureux, mais c’est juste une photo. Peut-être que cette fille est conne.

— Non, un visage comme ça ne peut pas être con. Ce regard triste, ces lèvres, ce nez, ce menton, tout est si sensuel.

— Elle a peut-être des petits seins et un gros cul, ironisa Sierge.

Éloi répondit par un haussement d’épaules puis sortit sur le palier. Il se retourna vers Sierge.

— Ce soir je ne travaille pas.

— Alors je t’emmène pécho. Rendez-vous à vingt-trois heures ici chez moi. 

 

« Richelieu Drouot », « Strasbourg Saint-Denis », « Châtelet ». Les deux gars avançaient rapidement dans le dédale de la gare souterraine, comme s’il était urgent de rencontrer cette gitane, comme si Éloi avait trop attendu l’amour de sa vie, comme si Sierge était trop fier d’épauler son protégé dans une drague musclée.

Les deux hommes glissaient sur le tapis d’acier chromé.

— Ça fait tout drôle de te voir sans ton pantacourt.

Éloi baissa la tête, observa ses vêtements : jeans, Nike, teeshirt surmonté d’un blouson à capuche. Sierge passa sa main dans les cheveux courts et sombres du jeune homme.

— Tu es beau gosse, ça va bien se passer. Tu es peut-être un peu trop efféminé à mon goût, mais je suis sûr que tu vas plaire à Iluminada. Au fait, tu ne m’as jamais dit quel était ton travail de nuit.

— Je suis dans le show-biz.

— Oh ! C’est-à-dire ?

— Je n’ai pas envie d’en parler.

— Et pourquoi donc, c’est grave docteur ? t’es chanteur à la croix de bois ou alors… laisse-moi deviner, danseur étoile, ou… chippendales, escort-boys ? Non, impossible puisque tu ne couches pas, alors ?

— Ça ne te regarde pas.

Sierge lâcha le garde-corps du tapis roulant, écarta les mains.

— OK, n’en parlons plus. N’empêche, cela ne doit pas être joli joli pour ne pas oser en parler à son meilleur pote. En général on est fier de son métier dans le show-biz, on aime se montrer, on crève d’envie de percer, d’être une star, un musicien célèbre, chanteur, présentateur télé, on est fier de réussir.

— Pas moi.

Alors qu’ils prenaient le virage du tunnel où Iluminada aimait s’asseoir en tailleur avec sa guitare sur ses cuisses, les deux hommes furent surpris de ne pas trouver la gitane de la nuit. Sierge leva les yeux vers Valentina debout adossée au mur, sa jambe repliée derrière elle.

— Ta protégée n’est pas là ?

— Non.

— Et moi qui venais lui présenter le plus beau gosse de la terre.

La déception se lisait sur le visage des deux gars même si Sierge se ressaisit rapidement. Il lança un regard enflammé vers Valentina et se décida à taper la bise à l’Espagnole.

— Et toi, que fais-tu là toute seule, tu m’attendais ?

— J’attendais surtout Iluminada, mais à cette heure-ci je crains qu’elle ne vienne plus. À mon avis elle s’est installée à un autre endroit, ça lui arrive parfois de gratter sa guitare ailleurs. Les couloirs du métro Châtelet sont tellement vastes qu’elle peut bien être à quelques centaines de mètres de là. Je l’ai même vu jouer une fois à Strasbourg Saint-Denis.

— Allez viens, coquine, ce n’est pas la peine de traîner là. Je t’emmène dans mon lupanar, au lieu de plier la jambe contre ce mur tu la plieras sur mon dos, ah, ah !

Il prit sa compagne par la taille et l’entraîna vers la ligne 4, direction les grands boulevards et la loge de la conciergerie. Il se tourna vers Éloi :

— Et toi le fou de toits, puisque tu es amoureux, cours donc après ta chérie, elle est sûrement quelque part dans les couloirs du métro.

 

Le jeune garçon grimpa l’escalier, courut sur l’escalator, longea les grands panneaux publicitaires, les plans du métro parisien, les odeurs de pisse, les bancs où dormaient quelques égarés, tourna dans les tunnels, retourna, remonta, hésita, redescendit, vit enfin une jeune fille aux longs cheveux sombres qui grimpait dans un wagon, la housse de l’instrument de musique à son dos. Trop tard. Il attendit, sauta dans la rame suivante. Le nez collé contre la vitre, il vérifia la présence de la gitane à chaque station. « Hôtel de ville », « Rambuteau », « Arts et métiers », « République »… Brusquement il la vit. Elle ne portait pas sa longue robe, juste remplacée par de longues jambes sous une jupe courte. Non, elle n’avait pas un gros cul. Le corps semblait aussi parfait que le visage de l’image. Il ne put qu’entrevoir la beauté des yeux alors que le métro courait déjà à la station suivante. Alors il sauterait dans le métro inverse, retrouverait enfin la gitane de la nuit, oserait lui parler en se présentant comme le filleul du copain de sa tutrice. Elle tomberait amoureuse, il en était persuadé.

Mais dans les couloirs du Métro République, il eut beau chercher, la gitane s’était évanouie dans la nuit. Ah si, au loin, elle grimpait à nouveau dans le wagon, mais c’était le dernier métro. Il remonta à la surface. Dans les rues de Paris, perdu dans les lumières de la nuit, il chercha encore.

 

 

*****

 

 

Dans le lit de la loge, les deux corps collés oubliaient Iluminada, négligeaient Éloi. Les jambes repliées contre le dos de la brute, Valentina hurlait du plaisir de la soumission. Après l’excitation, la relaxation, la conversation, un échange de violence et de douceur.

— Tu as aimé, p’tite salope.                   

Elle passa son doigt fin sur le nez de travers, sur le biceps, sur le tatouage.

— La bouteille de Bourbon, je comprends, mais la tête de mort ?

Sans répondre, Sierge se leva pour aller chercher deux canettes dans le frigo. De retour au pied du lit, il décapsula les deux bouteilles avec ses dents, avala la sienne d’un trait, jeta la seconde sur le lit. Valentina s’en empara avant que la mousse ne s’étende partout sur le drap. Assise sur le lit, elle avala une gorgée de bière afin de ne pas froisser son rugueux amant. Sierge vint s’asseoir à ses côtés, et comme souvent après ses accès de violence, sa voix et ses gestes se firent plus doux. Il baissa les yeux devant sa chérie.

— J’ai tué ma fille.

Dans un long silence, un long frisson parcourut la chambre. Soudain le monde d’espoir s’écroula et tout s’embrouilla dans la tête de Valentina. Si ce salopard qui lui faisait l’amour avait tué sa fille, la gitane de la nuit n’était donc pas Iluminada. Elle avait tellement cru à ce sordide enlèvement qui devait trouver un épilogue heureux. Sierge devait être le brigand qui avait enlevé sa fille douze ans en arrière, feignant l’adoption. Puis, après le divorce, sa femme vraisemblablement d’origine espagnole avait quitté son mari alcoolo et violent, emmenant sa fille en Galice. Et puis Iluminada, enfant naufragée, s’était retrouvé là à la dérive dans les couloirs du métro. Valentina avait cherché à élucider ce mystère, mais, face à ses questions, elle n’avait trouvé que le silence d’Iluminada, les incohérences de Sierge. Elle reprit brusquement espoir, Sierge mentait.

— Je l’ai tuée avec une bouteille de bourbon, ajouta-t-il enfin.

Face à la violence de cet amant ennemi, elle voulut en savoir plus, quitte à subir la colère de Sierge et vivre l’enfer le reste de la nuit. Elle se décida, se leva, cacha son corps nu avec le plaid, les jambes tremblantes sur le parquet.

— S’il te plait Sierge, essaie de rester calme, je veux tout savoir.

Il tourna la tête vers elle, les yeux injectés de sang mauvais.

— Mais en quoi ça te regarde, espèce de salope. Tu veux me dénoncer ? Ne te donne pas ce mal, c’est fait, j’ai déjà payé.

La face douce du bipolaire refit brusquement surface. Sierge attira Valentina à ses côtés et ils s’effondrèrent tous deux sur le lit. Les larmes et les paroles de la brute se succédaient à ne plus vouloir s’arrêter.

— Je n’ai pas fracassé la tête de ma fille avec la bouteille de bourbon, non, j’ai fracassé son corps à cause de tout l’alcool que j’avais bu ce soir de vacances. Ma femme avait hurlé lorsqu’elle m’avait vu emmener Anna Adèle au bord de la mer. Ma pauvre enfant aimait tellement la plage, la baignade, les bains de minuit, c’était un immense bonheur pour elle. Alors, complètement saoul, sans écouter les plaintes de ma femme j’ai pris la voiture. Il n’y avait que cinq petits kilomètres du camping à la plage, mais suffisamment pour que la voiture chavire et dégringole les rochers. Pourquoi Anna Adèle est-elle morte dans l’accident ? Pourquoi Dieu m’a-t-il laissé vivre ?

Malgré de longs silences entre deux hoquets, Valentina ne posa aucune question, laissant couler la douleur qui s’échappait de l’âme de Serge Dumont.

Le faux dur se leva, enfila son slip, retourna à la cuisine en marmonnant :

— Un mois de coma, trois mois à l’hôpital, six ans de tourments et de regrets.

Valentina le suivit, enroulée dans son plaid. Elle le prit par la taille.

— Lâche-moi, dit-il en repoussant la main qui s’appuyait sur son ventre, je ne mérite pas d’être cajolé, pire, d’être pris en pitié.

— Tu réagis ainsi parce que tu crois que tu ne mérites plus d’être aimé.

— Ta gueule !

Il but un verre d’eau à l’évier puis s’affala sur le canapé du salon. Debout, les jambes chancelantes, Valentina finit par s’asseoir à côté de Sierge. Elle entendit une voix douce, à peine audible.

— Lorsque je suis sorti de l’hôpital, ma femme avait quitté la maison sans laisser d’adresse, juste une courte lettre sur un coin de table.

Sierge souleva le support du cierge sans lumière qui trônait sur le guéridon. La bougie sans flamme, c’était comme l’idée de ne plus rien regretter, ne plus rien espérer, ni de la vie ni de Dieu. Il sortit la lettre de sa cachette qu’il montra à Valentina.

« Je ne sais pas si tu sortiras vivant de l’hôpital ou même handicapé, mais je m’en fiche. Ton alcool, ta brutalité et surtout l’assassinat de notre fille, c’est trop. Je te quitte. Ne cherche même pas à venir prier sur la tombe d’Anna Adèle, tu peux remuer le ciel et la terre de la Galice, tu ne la retrouveras pas. »

Valentina laissa glisser la lettre entre ses doigts tremblants. Elle enlaça Sierge en le couvrant d’un morceau de son plaid, comme pour protéger un être trop fragile.

— Ce… cette adoption… c’était donc vrai ? Ta fille venait de Galice ? Et ce prénom, Anna Adèle ?

— Bon Dieu, pourquoi toutes ces questions ?

Valentina se releva et s’assis sur le bord du canapé, comme prête à bondir en cas de réaction violente.

— Iluminada, je… je croyais que c’était ma fille. Elle a été enlevée à l’âge de quatre ans il y a douze ans de cela. Elle a donc l’âge de la gitane de la nuit. Tu l’as vue en photo l’autre jour, tu as même croisé son regard lors de notre première rencontre dans le métro. Ne ressemble-t-elle pas à ta fille, ne l’as-tu pas reconnue ? Tu m’as dit plusieurs fois pendant nos nuits d’amour que ma protégée ressemblait étrangement à ta fille, les mêmes yeux, le même teint, les mêmes cheveux ?

— Qu’est-ce que tu insinues ? Iluminada serait ma fille et donc moi le ravisseur. C’est trop risible, ça ne vaut même pas le coup que je m’énerve.

Il se colla à Valentina comme pour prouver sa douceur.

— Après treize ans de mariage sans enfant, nous avons lancé une procédure d’adoption. Anna Adèle était latino-américaine. C’est sa mère qui est de Galice. Anna Adèle, c’est un prénom que nous avions inventé, car les services sociaux de Colombie nous avaient caché des choses, son prénom originel entre autres, soi-disant que c’était un nourrisson trouvé dans la rue. Le prénom qu’ils avaient inventé ne nous plaisait pas. Anna, c’était le prénom de ma belle-mère et Adèle, le prénom de ma mère. Anna Adèle était l’amour de notre vie.

— Es-tu sûr, vraiment sûr qu’il n’y a pas de lien entre l’adoption et l’enlèvement de ma fille ?

— Non, ce n’est pas possible. Nous sommes bien allés chercher Anna Adèle en Colombie.

— Un rapt, une gamine expédiée en Colombie, des papiers trafiqués, c’est vite fait. Iluminada est ma fille, je le vois dans ses yeux tristes. Une mère ne se trompe pas d’enfant.

Valentina fixa Sierge avec insistance.

— Je voudrais que tu rencontres Iluminada. Regarde bien son visage. Peut-être reconnaitras-tu ta fille adoptive. Elle se souvient de toi, elle te reconnaîtra, elle t’a peut-être déjà reconnu.  

Sierge secoua Valentina par les épaules.

— Mais ma fille est morte. Je l’ai tué au volant de ma voiture.

— On t’a menti, ta femme t’a menti. Tu es sorti vivant de ta bagnole, ta fille aussi. Ta femme a enlevé Anna Adèle pour se venger de toi. Et puis ta fille s’est sauvée de Galice, peut-être pour te retrouver. Ta fille est là dans le métro de Paris, ta fille est ma fille.

Valentina s’emportait, s’enthousiasmait, argumentait, voulait convaincre et se convaincre.

— S’il te plait, rencontre Iluminada, regarde bien son visage, appelle-la Anna Adèle, vois sa réaction. Elle se rappellera son passé puisqu’elle t’a quitté à l’âge de dix ans, elle aura peut-être même des souvenirs de son enlèvement. Iluminada, ce n’est pas un mirage, c’est ma fille, notre fille.

 

 

*****

 

Dans la fraîcheur de ce soir d’octobre, Sierge sortait de l’immeuble lorsqu’il aperçut Éloi. Le jeune garçon posa le pied sur le trottoir, les bras encore accrochés à l’échafaudage. 

— Alors, tu as fini tes galipettes sur le toit et tu cours voir ta gitane pour d’autres galipettes.

— Non, je monte me changer chez moi pour mon travail de nuit. Et puis, la gitane, je ne l’ai toujours pas rencontrée.

— Tu t’y prends comme un manche. Moi, si je vais « métro Châtelet », je suis sûr de lui tomber dessus.

 

Sierge déambula sur les grands boulevards à l’heure où la plupart des magasins baissaient leurs rideaux. Il entra dans un snack, se goinfra de frites et d’un panini puis il pénétra dans le bar d’à côté. Il but de la bière, du bourbon, de la bière, complimenta la serveuse, questionna, complimenta. Mais la serveuse à la minijupe noire, aux nichons généreux cachés sous le coton blanc trop tendu, piétina vers d’autres clients sans lui répondre. Alors il interpela des filles attablées, plus disponibles, s’excusa auprès de leurs compagnons, recommença.

Imbibé d’alcool, il s’amusa de son jeu préféré jusqu’à minuit puis il s’engouffra dans la bouche de métro Richelieu-Drouot. À la gare souterraine Châtelet, il se laissa glisser sur le tapis métallique. En bas de l’escalier, dans la courbe, il reconnut la gitane de la nuit et Valentina, debout à ses côtés, la plante de son pied appuyé contre le mur. Quand je pense, se disait-il, qu’Éloi ne trouve pas Iluminada, mais ma parole, il le fait exprès ce pédé. Sûr, il a peur des femmes, pourtant il semble si amoureux de la belle gitane.

Il s’approcha de Valentina, lui roula un patin. Iluminada, la tête baissée sur sa guitare, ne releva même pas la tête. Valentina se pencha à l’oreille de son compagnon.

— Je te laisse. Si tu veux me retrouver cette nuit, appelle-moi. En attendant, essaie de séduire Iluminada, je te fais confiance. Le métro va bientôt fermer, il n’y a presque plus personne dans les couloirs, Iluminada va flâner comme à son habitude jusqu’à trois heures du mat dans les souterrains. Complimente, questionne, complimente. Mais attention, pas plus loin, hein, n’oublie pas que c’est peut-être… sûrement notre fille.

Plus de rames en circulation, moins de lumière, la gitane se leva, ignorant Sierge resté à ses côtés. Elle rangea sa guitare dans sa housse et la suspendit dans son dos, ramassa son chapeau de paille cliquetant. D’un simple coup d’œil dans le chapeau, elle savait que sa mélancolie se vendait bien.

Elle s’enfonça dans les couloirs du métro quasi désert, suivie par Sierge. La gitane ne se retourna même pas, acceptant cette compagnie qui n’osait pas l’aborder. Brusquement elle sentit une grosse main sur son épaule. Elle se retourna, s’appuya contre le mur en déportant sa guitare sur le côté. Son visage apparut devant les yeux de Sierge. Il la fixa sans lâcher sa main de son épaule, laissa même glisser les doigts jusqu’à la naissance du sein. Iluminada ne broncha pas. Sierge observa ce visage fin, plongea son regard dans le maquillage raffiné de la belle gitane. Ses yeux se troublèrent lorsque la jolie brune souleva ses paupières subtilement décorées. Puis une tristesse infinie abaissa les paupières, elles se soulevèrent à nouveau. Sierge essaya d’y lire un aveu de timidité, de crainte. Non, ce n’était que de la mélancolie. Pour mieux la dévisager, il passa son index sur le contour de ses lèvres, sur cette fossette au menton, sur les joues à la peau lisse. Il aurait aimé vérifier les oreilles cachées derrière l’épaisse et longue chevelure noire. Oui, il y avait une étrange ressemblance, mais ce regard mélancolique l’attira autrement. Une pulsion poussa ses lèvres vers la bouche de la gitane tandis que sa main glissait sur l’étoffe qui cachait le sein. Iluminada tourna la tête, refusa le baiser sans panique, sans cris, sans même chercher à se sauver. Depuis leur première rencontre, même furtive, la gitane de la nuit l’avait reconnu. Mais lui, troublé par ce regard, ce visage et cette féminité, il se laissa guider par son instinct bestial. Il glissa sa main entre les cuisses de la gitane tout en cherchant sa bouche avec sa langue baveuse imbibée d’alcool. Il plaqua brusquement sa main sur le sexe de la gitane, écarquilla les yeux, se plia en deux sous la douleur brutale à son bas-ventre. Aucun mâle n’appréciait un violent coup de genou dans les couilles.

— Putain !

Plié en deux, il regarda Iluminada disparaître à l’autre bout du quai.

Trainant sa rage et son étonnement, Sierge quitta les couloirs du métro, déambula dans les rues, cherchant son chemin entre alcool et amertume. Il aurait pu se rebiffer, mais sa violence se limitait en général aux répliques explosives. Certes, sexuellement il fallait que les femmes acceptent sa brutalité sauvage, mais il se disait que ces cochonnes aimaient ça. Il avait l’alcool méchant, mais, autant ses paroles et ses gestes brusques ravageaient ses partenaires, jamais il n’avait tabassé une femme ni aucun être humain d’ailleurs. Il savait se tenir, un reste d’éducation religieuse, comme ce besoin de brûler un cierge pour que Dieu lui pardonne ses excès.

Il cogitait sur cette confrontation ratée. Qu’allait-il dire à Valentina ? Admettre cette étrange façon d’aborder Iluminada par une pulsion sexuelle ? Fallait-il lui avouer qu’il pensait avoir posé un prénom sur cette gitane de la nuit ?

Le trop-plein d’émotions l’entraîna sur les grands boulevards, il poussa la porte de la loge. Accompagné de sa cuite, il s’enfonça dans son lit tout habillé. Vaincu, perplexe, il essaya de réfléchir. Mais le sommeil lourd le transporta vers les cauchemars : des tombereaux de whisky se déversaient sur les toits. Anna Adèle, pendue au chéneau, regardait le vide, souriait à la mort.

 

Iluminada courut, grimpa l’escalier, longea les tunnels, les publicités, les clochards, tourna, chercha sa route qu’elle connaissait pourtant si bien dans ce labyrinthe. Soudain à la sortie d’une courbe au pied d’un escalier, elle vit Valentina et tomba dans ses bras. Elles s’assirent sur une marche et l’Espagnole passa son bras sur l’épaule de la jeune fille.

— Tu trembles, ma chérie. As-tu fait une mauvaise rencontre ?

Iluminada fit un signe négatif de la tête.

Pourquoi sa protégée semblait-elle si perdue, si angoissée ? se demandait Valentina. Trop impatiente, elle n’attendit pas de revoir Sierge pour connaître l’issue de la confrontation, voulut tout de suite transformer ses doutes en certitudes. Elle tourna la tête vers Iluminada.

— J’ai besoin de connaître ton passé, c’est important pour moi, pour toi.

Elle marqua un temps d’arrêt.

 — Tes yeux, ta bouche, ton petit menton creusé, ton regard, surtout ton regard, je le connais, et puis ta peau bronzée, la grâce de mon pays, l’âge de ma fille. Tu es ma fille.

Iluminada se releva, arrangea sa guitare dans son dos, lança ses yeux sombres et tristes dans le regard de Valentina. Elle lui prit la main.

— Viens avec moi.

 

*****

 

Les deux filles marchaient dans le quartier du sentier, suivaient les boutiques de tissus aux rideaux baissés, croisaient de rares touristes, lorgnaient les clochards courbés sur les poubelles. Plus loin des jeunes garçons, assis sur le trottoir, discutaient gonzesses, came, vacances et facs.

Trois heures du mat, elles longèrent les grands boulevards. Iluminada n’avait dit mot durant leur longue marche nocturne. Valentina avait posé une ou deux questions sans réponse, mais, guidée par son intuition, elle savait que la gitane de la nuit l’emmenait vers son secret. Elle insista pour une ultime demande :

— Allez ! ma chérie, dis-moi au moins ton vrai prénom.

Iluminada s’arrêta, prit la main de sa tutrice. Sur les grands boulevards, les deux filles se faisaient face. Valentina devina la larme qui glissait sur la joue de la jeune fille laissant une fine trace de mascara mélangée à l’eau triste.

— Pourquoi as-tu appelé ta fille Iluminada ?

— Iluminada veut dire « éclairée par la beauté ». J’ai fait le bon choix puisque ma fille était éblouissante, et toi tu as la beauté de ma fille. Iluminada, c’est un prénom qui te va bien malgré ton choix de vivre dans les coins sombres du métro.

— Je serais donc la lumière que tu as voulu reconnaître dans la pénombre des souterrains.

Les deux filles reprirent leur chemin, Iluminada trainant Valentina qui commençait à fatiguer.

— C’est encore loin ton secret ?

— Ce n’est pas un secret, c’est une surprise.

Enfin arrivée, la gitane de la nuit composa le code confidentiel de l’entrée de l’immeuble, elle poussa l’ouverture. Après plusieurs coups de sonnettes et de longues minutes, Sierge entrouvrit la porte de sa loge. S’essuyant les yeux du bout de ses doigts, surpris, il regarda les deux filles.

— Mais qu’est-ce… qu’est-ce que vous foutez là ?

— Viens avec nous, on monte chez Éloi, dit Iluminada.

La tronche dans le cirage, il enfila ses tongs et suivit les deux filles.

La gitane de la nuit tourna la clé dans la serrure de l’appartement sous les combles comme si elle était chez elle, entraîna le couple dans la chambre, posa sa guitare contre le mur, se déchaussa, monta sur le clic-clac et souleva le velux. Elle sauta sur le matelas comme sur un trampoline et retomba sur le toit, sa longue robe trainant derrière elle. Sierge et Valentina grimpèrent sur le clic-clac et s’accoudèrent sur le bord du velux.

Iluminada, debout sur le toit, se retourna, s’approcha du couple et les aida à grimper sur l’ardoise. Valentina et Sierge, peu habitué à courir sur les toits, se tenaient tranquilles, tout proches du velux, là où le toit restait relativement plat. La gitane de la nuit courut plus loin, revint dans un majestueux geste en pirouette où la longue robe n’eut pas le temps de se retourner, puis la jeune fille s’approcha du bord du toit, défia le vide sous les cris de Valentina. Elle retourna enfin vers le couple d’un simple saut périlleux.

— Les galipettes la nuit sur les toits de Paris, c’est agréable aussi, n’est-ce pas, Sierge ?

Elle retira brusquement sa perruque aux longs cheveux sombres, dégrafa le soutien-gorge, les balles gélatineuses s’écrasèrent sur l’ardoise. Elle laissa tomber sa longue robe bariolée. Ne restait d’Iluminada que les longues boucles d’oreilles ciselées d’argent et des restes de maquillage. Le mascara dégoulinant se mélangeait aux larmes. Le pantacourt gris remplaçait la robe de gitane. Éloi fixa Sierge dans les yeux :

— Toi qui n’aimes pas les pédés, tu étais à deux doigts d’embrasser un homme et tu as même tâté mon sexe dans les couloirs du métro.

Sierge s’essuya la bouche d’un revers de main.

— Éloi ! Alors ton show-biz, c’était ton numéro de travelo à la guitare ? Et moi qui voulais te caser avec la gitane. Toi avec toi. Tu as dû bien te foutre de ma gueule quand tu faisais semblant de chercher ton ombre. T’es trop con, je retourne me coucher.

Sierge passa ses jambes par le velux et sauta sur le clic-clac puis s’en retourna au rez-de-chaussée. Éloi prit la main de Valentina et l’aida à redescendre dans sa chambre. Debout au pied du lit, Valentina fixa Éloi, cette fille disparue. Le mascara coulait toujours sur le visage efféminé du jeune homme, comme si la tristesse et le mensonge voulaient quitter ce corps troublé. À son tour les yeux de Valentina s’emplirent de larmes. Son intuition l’avait trahie. Iluminada n’était donc qu’un mirage.

Éloi prit la tête de Valentina entre ses mains.

— Tu as perdu ton passé et moi je n’ai pas de passé. Je suis un enfant de la rue, je n’ai pas de souvenirs, juste une mélancolie que je traîne depuis tout gosse. Je n’aime personne, je n’aime que moi et je m’aime tellement que j’ai voulu croire que la gitane de la nuit existait.

Il déposa un baiser sur le front de Valentina.

— La nuit, je vendais le charme de ma mélancolie et le jour, je me battais en duel contre la mort.

Elle tourna son regard humide vers les yeux sombres d’Éloi, les mêmes yeux que sa fille.

— J’ai tellement cru.

— Tu as perdu ta fille, mais un fils, c’est bien aussi, non ? Et j’ai tant besoin d’une mère pour m’apprendre à sourire.

FIN

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