Bonjour à tous,
Je fus avare de blogs ces derniers temps, surtout du mien. Je n’ai pas écrit sur celui-ci depuis le début de ce mois de décembre. Je comble cette lacune aujourd’hui parce que j’ai enfin fini mon recueil de nouvelles sur l’Amour. C’est un ouvrage de 340 pages regroupant huit romances. Le titre : DES NOUVELLES DE L’AMOUR. Ce recueil sera publié le mois prochain par l’intermédiaire de BOD et donc disponible dans la plupart des librairies de France sur commande. Voir aussi mon site www.jackycoulet.f. et ma page Facebook.
Comme promis il y a déjà quelques semaines en arrière, je vous propose en avant-première quelques-unes de mes petites romances contenues dans ce recueil. Cette première que je vous propose ci-dessous relate une histoire amoureuse où les protagonistes se baladent entre les toits de Paris et les couloirs du métro. Bonne lecture.
LA GITANE DE LA NUIT
La main
s’agrippa au chéneau, Éloi baissa la tête. Les voitures blanches, noires,
rouges couraient comme des fourmis, nulle part et partout, les deux roues se
faufilaient dans la cohue, les piétons déambulaient sur les trottoirs, ignorant
au-dessus de leur tête le jeune garçon accroché aux toits de Paris.
Éloi
balança sa jambe, son talon se ficha dans la goulotte. D’un coup de reins il
bascula son corps sur le bord du toit et plaqua son torse nu sur l’ardoise
grise. Il se releva aussitôt en s’appuyant sur ses avant-bras. Après trois
enjambées il s’accroupit sur le rebord du velux entrouvert. Il écarta
l’ouverture et sauta sur le clic-clac, s’avança jusqu’à la kitchenette, avala
sa gélule avec un grand verre d’eau, s’accrocha au velux et grimpa à nouveau
sur le toit.
Éloi
avança vers le vide puis côtoya l’arête du toit, un pied collé devant l’autre,
les bras déployés comme les ailes d’un oiseau. Ses yeux d’amande grillée,
assombris par la mélancolie, suivaient la ligne fragile. Il se voyait gamin
lorsqu’il sautillait sur l’étroite bordure cimentée qui séparait le trottoir de
la rue, mais aujourd’hui, Éloi s’était élevé et, du haut de ses dix-huit ans,
les toits de Paris remplaçaient le trottoir. Le vide et le danger de la rue,
c’était le caniveau de son enfance.
Parvenu
au bout de son jeu, il sauta sur le zinc deux mètres en contrebas, poursuivit
son cheminement, rejoua une partie hasardeuse sur le second immeuble. Plus
loin, de hautes fenêtres et des lambeaux d’ardoise s’approchaient de l’arête du
toit. Il se laissa glisser sur le schiste pentu, cala ses pieds nus entre le
zinc et le vide. Son pantacourt, seul habit nécessaire pour sa folle passion,
se fondit à la couleur gris clair du zinc sous la lumière du zénith. Éloi, fou
de toits, resta assis sur le toit chaud, sûr de son équilibre, et contempla la
tour Eiffel au loin. La déesse de fer surveillait les toits gris et les piles
de cheminées rouges de la ville.
Éloi, ne
connaissant pas la notion de vertige, baissa la tête, regarda à ses pieds. Les
fourmis couraient toujours. Après de longues minutes à goûter le calme de la
ville haute, il se retourna, s’agrippa à l’ardoise et sauta sur le toit
supérieur, plus plat, moins fun. Puis il escalada une cheminée collée à la
façade d’un autre immeuble et se retrouva de nouveau sur le toit de son
bâtiment haut et gris comme son audace et sa mélancolie. Ayant tourné le dos à
la tour Eiffel, il reconnut la basilique du Sacré-Cœur. Elle bombait le torse
comme un Dieu dans la lumière, la pointe du dôme semblait crever les cieux.
Éloi savoura la présence de ces deux monuments, l’un bourré de matériaux,
l’autre débordant de spiritualité, tous deux charmants Parisiens.
Après ces
instants de méditation, il se pencha à nouveau sur le velux de son studio et,
de ses pieds nus, sauta sur le clic-clac. Il passa un teeshirt, enfila ses Nike,
et depuis les combles dégringola les sept étages de son immeuble pour courir à
la pharmacie.
De retour
de l’officine, le jeune garçon traversa le hall de l’immeuble avec sa boîte de
gélules de millepertuis à la main. La porte d’entrée de Serge Dumont grinça.
Une gueule de boxeur apparut dans l’entrée. Les cheveux blonds et raides qui
tombaient sur les épaules du concierge de l’immeuble semblaient camoufler l’âge
de ce quinquagénaire sans rides. Serge Dumont interpela le jeune garçon avec un
sourire discret.
— Nous
n’avons pas souvent l’occasion de nous rencontrer. Entre donc quelques minutes
que l’on fasse plus amples connaissances.
— Non
merci. Je dois…
— Seulement
quelques minutes.
— Une
autre fois.
— J’insiste,
j’ai à te parler.
Éloi jeta
un coup d’œil dans la montée d’escalier et posa un pied sur la première marche.
Le
concierge pointa son doigt vers le haut.
— C’est
au sujet de tes escapades, des voisins se plaignent.
Éloi
hésita puis fit demi-tour. La porte s’ouvrit plus largement, laissant passer le
jeune garçon à l’intérieur de l’appartement. Le papier peint bariolé d’un autre
âge contrastait avec un ameublement moderne et sobre. Sur l’invitation du
concierge, Éloi s’assit sur le bord du canapé simili. Le concierge prit place
sur un tabouret. La flamme d’une longue bougie posée sur un guéridon dansait
devant les yeux des deux hommes, laissant traîner une odeur religieuse. Éloi
fixa la flamme, Serge suivit son regard.
— Comme
tu as sûrement louché sur ma porte d’entrée, tu as pu lire mon nom. Je
m’appelle Serge Dumont, mais mes amis, mes copines, les voisins m’appellent
Sierge. C’est à cause de ce cierge qui brûle là à côté de toi. Serge, cierge,
Sierge, ça amuse tout le monde d’autant plus que je suis concierge, mais là,
personne n’a jamais osé le jeu de mots. Je ne suis pas cul-béni, mais j’ai
besoin d’allumer un cierge chaque jour. Il brûle vingt-quatre heures sur
vingt-quatre dans mon chez-moi.
— Ah !
c’est bien, monsieur.
— Appelle-moi
Sierge comme tout le monde. Et ne sois pas si timide, bon sang !
Éloi osa
une question :
— Ce
cierge, pourquoi ?
— Pour
ne pas oublier une vieille douleur.
— Ah !
— Et
puis, un peu de spiritualité ne peut pas faire de mal pour compenser ma vie de
débauché.
— Ah !
Sierge
posa un pied sur la table du salon, secoua sa tête comme pour arranger sa
tignasse. Son nez de travers accrocha le regard du jeune garçon. Était-ce ce
nez original, ses yeux clairs, ses cheveux fous, ce torse saillant sous le
teeshirt qui donnaient ce charme de mâle vigoureux ? Sur son biceps il fallait
deviner le message, une tête de mort croisait une bouteille de Bourbon. Éloi
essaya de comprendre le tatouage sans oser questionner. Peut-être avait-il
affaire à un membre d’une ligue antialcoolique ?
Sierge se
leva, prit deux bières dans le frigo et les déposa sur la petite table.
— Non
merci, pas d’alcool, répondit la voix timide, juste un verre d’eau.
Le
concierge reposa son derrière sur le tabouret et décapsula sa bière.
— Je
comprends, un sportif comme toi ne boit pas d’alcool. Et puis, bourré, tu te
casserais la gueule du toit, n’est-ce pas.
Sierge
retourna à la cuisine chercher le verre d’eau du jeune homme, reprit sa position
favorite, les fesses sur son tabouret, une jambe repliée pour poser un pied sur
la table basse. La voix ironique devint plus sérieuse :
— Ce
ne sont pas les gens de l’immeuble qui se plaignent de tes agissements,
d’ailleurs les connaissent-ils ? C’est une personne du quartier qui t’a repéré.
Elle m’a demandé quel était l’énergumène qui se baladait sur les toits
alentour. Sais-tu que c’est interdit par la loi ?
— Je
ne fais de mal à personne.
— C’est
interdit voilà tout et c’est dangereux. C’est mon devoir de te mettre en garde.
Éloi osa
enfin s’appuyer sur le dos du canapé, prêt pour une leçon de morale.
Sierge
avala sa bière d’un trait.
— C’est
interdit, mais toléré, toléré dans la mesure où tout cela reste discret, mais
toi, tu es le seul toiturophile à te pavaner en pleine journée au bord du vide,
côtoyant la mort. Toi sur le toit, vaut mieux te cacher OK ?
Content
de son jeu de mots, le concierge éclata de rire.
— Beaucoup
de toiturophiles kifent les toits le soir ou la nuit, pourquoi ne fais-tu pas
comme eux ?
— La
nuit, je travaille.
— D’approcher
si près du bord du toit, c’est irresponsable, hyper dangereux !
Je suis
un acrobate, je n’ai pas peur du vide.
— Quand
même.
— Je
n’ai pas peur de la mort non plus.
— OK,
je ferme les yeux sur ta passion débile. Mais dis-moi, tu travailles la nuit et
tu galopes sur les toits la journée, tu vis seul, et les filles ?
Éloi
baissa la tête en rougissant.
— Tu
ne dis rien, tu n’aimes pas qu’on en parle ? Tu n’aimes pas les filles ?
— Pourquoi
me parlez-vous de ça, monsieur, on se connaît à peine.
— Rilax…
je m’appelle Sierge et il faut me tutoyer. Comme toi je vis seul, alors on
pourrait en profiter pour faire quelques virées ensemble, je connais plein de
filles.
— Je
n’aime pas les vieilles.
— Mais
que crois-tu, ce n’est pas parce que j’ai plus de cinquante balais que je ne me
tape que des femmes de mon âge ? Je m’envoie aussi des petites jeunettes guère
plus âgées que toi. Allez ! tu peux bien te libérer certains soirs de week-ends,
je te présenterai des copines.
— Non,
je n’ai pas envie, trancha Éloi.
Il se
leva, désireux de clore cette conversation. Sur le pas de la porte, il se
retourna, leva ses yeux en amande vers Sierge qui le suivait.
— Je
suis compliqué en amour, très compliqué.
— Quand
j’avais ton âge, j’étais comme toi, j’attendais le grand amour, la fille
idéale. Et je me suis marié, nous étions heureux et fiers de notre enfant et
puis… nous avons divorcé.
— Ton
fils, tu le vois de temps en temps ?
Les
épaules du crâneur s’affaissaient, ses yeux défaits regardaient par-delà
Éloi.
— Une
fille, une jolie fille, à peu près ton âge. Je ne l’ai jamais revue.
*****
Dans la
nuit parisienne, sous la lumière des couloirs du métro, une jeune fille, assise
en tailleur, grattait sur sa guitare. Sa longue robe, une traînée d’orange et
de rubis bariolé de mauve et de bleu, piquée de noir et de gris, glissait
jusque sur ses chevilles. Un bandeau vermeil barrait le haut de sa chevelure
noire qui s’écartait sur ses épaules et s’effondrait jusqu’en bas du dos. Deux
nattes d’étoffe s’échappaient du nœud pourpre et se mêlaient aux longs cheveux.
Les boucles d’oreilles argentées et ciselées tombaient jusque sur les
clavicules nues. Le chapeau de paille que l’on pouvait imaginer sur sa tête
fine sous le soleil d’Espagne reposait à l’envers sur le ciment froid, comme un
mendiant couché dont la tête vide cherche l’espoir, réclame des pièces d’or sur
le pavé gris. Le chapeau de paille accompagnait un sourire triste et une
mélodie romantique inventée par des doigts délicats sur des cordes
fragiles.
La jeune
gitane cachait ses yeux d’une brillance sombre sous ses longs cils baissés sur
sa mélancolie. Lorsque le timbre d’une obole tombait dans le chapeau de paille,
elle soulevait son visage et offrait en retour sa beauté triste et son doux
sourire.
Valentina
s’accroupit auprès de la gitane.
— Tu
ne t’arrêtes donc jamais de jouer ! Tu me laisses si peu de place dans ton
cœur, tu ne parles jamais de ton passé, je ne sais rien de toi. Voilà pourtant
des mois que l’on se connaît. Quand je te questionne, tu ne me réponds que du
bout des lèvres. Pourquoi ce silence ? Pourquoi cette tristesse ?
Les
cheveux noirs de la gitane enveloppaient la guitare, et son visage se cachait
dans les cordes. Ses yeux dans le noir, ses oreilles dans la musique, elle
écoutait distraitement les suppliques de sa tutrice.
Neuf mois
en arrière, la veille de Noël, la jeune fille avait enfin accepté une
compagnie, elle considérait même Valentina comme sa protectrice. Ce jour-là,
les rues au-dessus scintillaient des lumières de fin d’année et les couloirs du
métro châtelet ressemblaient aux soirs passés, aux soirs du lendemain. Alors
que Valentina à la sortie de l’escalator courait pour ses derniers achats de
Noël, elle s’était brusquement arrêtée, découvrant la belle Hispanique. Elle
avait l’âge de sa fille, la couleur de sa peau ibérique. Lorsqu’elle avait
déposé une pièce dans le chapeau de paille, les yeux de la gitane avaient
croisé son regard. La couleur noisette enrobée de sombre et le sourire discret
sur les lèvres fines avaient soulevé le cœur de Valentina. La gitane de la
nuit, ainsi l’appellerait-elle, remplacerait sa fille disparue. Le cœur en
joie, Valentina s’était enfilée dans les grands magasins, était retournée au
plus vite Métro Châtelet, s’était assise auprès de la jeune fille, elle avait
déposé un paquet à ses pieds, un papier cadeau aux couleurs chatoyantes, un
ruban papillon couleur Noël. Le visage de Valentina avait effleuré les joues de
la jeune fille.
— Tu
ne l’ouvres pas ?
La gitane
avait posé sa guitare, délié son paquet-cadeau. C’était de longues,
interminables boucles d’oreilles argentées et finement ciselées. Valentina
avait accroché les bijoux aux oreilles de la jeune fille. « C’était ce que
j’aurais voulu offrir à ma fille pour le Noël de ses seize ans ».
Ce soir
d’automne, la gitane de la nuit risqua une réponse :
— Je
suis triste depuis toujours.
— Ma
fille s’appelait Iluminada. Et toi, tu ne veux toujours pas me dire comment tu
t’appelles.
— Je
suis la gitane de la nuit, c’est toi qui m’as inventé ce prénom, mais si tu
veux tu peux m’appeler Iluminada.
*****
Dès
l’aube, de sa démarche d’araignée, Éloi escalada l’échafaudage en face de son
immeuble. Son pas félin s’avança sur le zinc qui côtoyait le vide, la tête
penchée vers les premières fourmis qui sortaient de terre. Il s’assit sur le
bord du toit, les jambes dans le vide, curieux de surprendre le réveil du
soleil à peine caché dans les bras des gares de Lyon et d’Austerlitz.
Éloi
narguait la fraîcheur du matin, torse et pieds nus, muni de son seul pantacourt
gris lorsqu’enfin l’aurore coloria le ciel moutonneux de rouge, les toits de
paris de gris bleuté. Les monuments, les ponts, c’était de l’or. La rue à ses
pieds avait perdu la lumière artificielle de ses réverbères et la façade rose
de l’immeuble d’en face s’effaçait derrière la blancheur du jour. Les fourmis,
chauffées par le soleil, s’éparpillaient toujours plus nombreuses dans les rues
du quartier.
Éloi
reconnut son velux de l’autre côté de la rue. Il irait bientôt faire une sieste
sur son clic-clac, à son réveil il avalerait sa gélule de millepertuis,
sauterait sur son matelas comme sur un trampoline et giclerait à nouveau sur
son toit favori, défierait encore et toujours l’espace, le vent et
l’abîme.
Son
regard fut attiré par la loge du rez-de-chaussée. Le concierge venait d’ouvrir
sa fenêtre et, comme une intuition, Sierge avait levé le nez et reconnut le fou
de toits. Éloi vit le concierge secouer son index en signe de remontrance, mais
devina son sourire ironique. Éloi avait encore quelques minutes pour
redescendre de l’échafaudage avant l’arrivée des ouvriers. Il se dit que
Sierge, tout rustre qu’il était, trop sûr de lui, restait sûrement un être
fragile. Il avait deviné le voile humide de ses yeux et le timbre frêle de sa
voix lorsqu’il lui avait répondu l’autre jour : « Une fille, une jolie
fille… à peu près ton âge. Je ne l’ai jamais revue ». Éloi, solitaire, discret,
ne parlait de sa vie passée à personne. À qui se livrerait-il d’ailleurs, il
n’avait pas de famille, pas d’amis et ne se confiait même pas à ses confrères
de la nuit. Personne ne l’intéressait. L’inverse n’était pas vrai puisque l’on
s’intéressait à lui, surtout la nuit. Mais qu’avaient-ils donc tous après lui,
qu’on lui foute donc la paix. Ah si ! Une personne l’intéressait :
lui-même. Il se voyait beau avec ses traits fins, ses yeux en amandes, son
corps svelte, il avait une jeunesse qui ne s’envolerait jamais tellement il se
trouvait charmant. Il passait devant son miroir, le Samsung chauffait sous les
selfies, il se flashait le nez, les yeux, le visage dix fois par jour, même son
corps nu. Mais aujourd’hui il ferait un effort, il s’intéresserait à autrui. Il
sonnerait à la porte du rez-de-chaussée, entrerait, s’installerait dans le
canapé sous la lumière du cierge. N’avait-il pas une dette envers le concierge ?
Pourquoi l’avoir quitté l’autre jour si brutalement, tout ça parce que ce chien
de talus lui avait proposé une simple sortie entre copains ?
Il se
décida à dégringoler l’échafaudage, sonna à la porte de Serge Dumont.
Appuyé
sur le dossier du canapé, il écouta Sierge qui avait pris sa position favorite
sur le tabouret.
— Je
suis content que tu sois venu me voir de ton plein gré. Est-ce parce que je
t’ai fait signe en te voyant sur le toit en face ? As-tu peur que je te dénonce ?
— Je
suis venu m’excuser. Je t’ai répondu sèchement lorsque tu m’as proposé de
sortir ensemble pour voir tes amies.
— Tu
as changé d’avis, tu veux que je t’emmène voir les filles ?
— Non,
je n’ai pas changé d’avis. Je suis juste venu m’excuser pour ma maladresse.
— Allez !
ne me raconte pas d’histoires. Toi, garçon si réservé, tu n’es pas venu me voir
juste pour un brin de politesse.
Éloi
voulait mieux connaître cet homme étonnant, pas vraiment beau, mais attirant.
Comment entrainait-il les filles si facilement dans son lit ? Il avait besoin
de mieux comprendre Sierge. Lui, Éloi, pourtant jeune et beau garçon, il
n’avait jamais approché une fille. Sierge saurait-il lui expliquer le secret de
l’amour ? Et puis, surtout, il aimerait connaître son passé, cette douleur, sa
fille.
— Oh,
ohé ! Tu ne me réponds pas, j’ai visé juste, c’est ça. Tu veux que je t’emmène
voir les filles.
— Non,
je n’ai vraiment pas envie d’aller voir les filles.
— Je
vais me chercher une bière. Tu en veux une aussi, ou toujours pas d’alcool ?
— Oui,
je veux bien, mais c’est exceptionnel.
Sierge se
leva et partit à la cuisine. Il se causait à lui-même en ouvrant la porte du
frigo. Avec ses traits fins, ses beaux yeux effilés, ses gestes trop gracieux,
cette peau lisse et bronzée, ce refus des femmes, Éloi était certainement homo.
Il faudra déniaiser ce jeune homme, lui apprendre la belle sexualité de l’homme
à cheval sur une femme, je saurai le convertir.
Sierge
posa les bières sur la table basse et reprit sa position habituelle sur le
tabouret. Les deux canettes s’entrechoquèrent. Sierge essaya de lire du désir
dans les yeux d’Éloi. Quand même, lui, le mâle au nez de travers, comment qu’il
était fier de surprendre les filles, de les emmener facilement dans son lit.
Était-il donc capable d’être apprécié aussi par de jeunes et beaux mecs ? Mais
ça, il n’en voulait surtout pas ! Certes il était agréable de plaire, mais
toucher un sexe qui ressemble au sien, berk ! Rien de mieux que de baiser la
femelle, l’entendre crier, en redemander ! Pourtant ce garçon en face de lui
était attendrissant. Alors, chiche, si c’est un pédé, il fera tout pour le
convertir, lui faire goûter le plaisir de la chair féminine, lui montrer
comment le mâle dominant chevauche la femelle qui aime la soumission, cet
instinct de la sexualité féminine.
Il reposa
sa canette vide sur la table basse et retourna en chercher une autre. Éloi
avait à peine touché à la sienne.
— Tu
en as connu beaucoup, des filles ?
— Oh
oui ! jeunot, et plus qu’à mon tour. Tu verras, elles sont toutes pareilles,
elles aiment ça ces sacrées cochonnes, même les pimbêches, faut juste savoir
les décoincer.
Sierge
vida sa canette d’un trait tout en dévisageant Éloi.
— Dis-moi,
t’es encore puceau ?
Éloi
s’enfonça dans le canapé.
— Toi,
tu es direct. Je te l’ai dit l’autre fois, je suis exigeant, je veux l’image
parfaite de l’amour avant de m’aventurer.
— Mais
si tu ne sors pas, tu ne rencontreras jamais ton amour idéal, il ne va pas te
tomber tout cuit dans les bras là-haut sur les toits.
Sierge
désigna le plafond de son index tout en essayant à nouveau de lire dans les
yeux du jeune garçon, tout comme il savait jauger le regard féminin.
— Dis-moi,
tu aimes les garçons ? Tu es peut-être venu ici pour un plan cul.
— Tu
es vraiment spontané dans tes questions.
— Ben
oui. C’est comme ça qu’il faut procéder quand on parle cul. Faut aller droit au
but. Pour conquérir, tu complimentes, tu questionnes, tu complimentes encore.
Les femmes disent toujours non, mais, en fait, ça veut souvent dire oui.
— Tu
cherches donc à me conquérir ?
— Non
pas du tout. Je t’ai questionné, je ne t’ai jamais complimenté. Alors, c’est
ça, t’es donc homo ?
— Non.
— Il
faut t’assumer jeunot. L’homosexualité est très bien tolérée de nos jours, bien
que moi j’aie du mal à accepter ce mélange disgracieux de mâles.
— Je
n’ai jamais couché avec une fille ni avec un garçon.
— Eh
bien, continue à te branler en imaginant des partouzes géantes sur les toits de
Paris.
Pourquoi
avoir posé cette question sur ses conquêtes ? se demanda Éloi. Il croyait que
le concierge allait s’épancher sur sa vie de famille passée, son divorce, sa
fille qu’il n’avait jamais revue et voilà que son voisin l’entraînait vers des
histoires de cul. Il fallait agir comme lui, être spontané.
— Et
ta fille, pourquoi ne l’as-tu jamais revue ?
Sierge
jeta un coup d’œil vers la flamme du cierge puis sur sa canette vide et se
leva.
— Je
vais me chercher une bière. Eh oui, j’aime boire. Boire, baiser, sortir les
poubelles, déboucher les égouts, gérer les mauvais voisins, voilà à quoi se
résume ma vie.
De retour
du frigo, Sierge s’approcha du guéridon et posa une main légèrement tremblante
près de la bougie.
— Ma
fille… c’est à cause de l’alcool, ce putain d’alcool.
Il
fracassa sur le bord du guéridon la bouteille de bière à peine décapsulée, ce
qui fit sursauter Éloi. Cette saloperie de whisky a détruit la vie de ma fille,
a bousillé la mienne.
— Ta
fille ! Elle…
— Après
mon mariage, ma fille m’apporta une joie immense. Je l’emmenais partout, je
cédais à tous ses caprices. Mais un soir de vacances, après un énième verre de
Bourbon, je l’ai entraînée sur la plage.
La flamme
du cierge réfléchissait la rage dans les yeux de Sierge.
— Et
puis merde ! Tout ça ne te regarde pas.
Éloi
n’osa dire mot face à cet élan de brutalité. Le concierge s’affala sur le divan
près de son compagnon, la voix s’adoucit :
— Je
me souviens des derniers mots de ma femme, « Tu peux remuer le ciel et la terre
de la Galice, tu ne retrouveras ni elle ni son corps ».
*****
Sierge,
sa dose moyenne d’alcool dans le sang, s’engouffra dans la bouche du Métro « Richelieu
Drouot ». Trois stations plus loin, il suivit les couloirs de sa correspondance
« Strasbourg Saint-Denis » pour courir vers la ligne 4. Il longea les
grands panneaux publicitaires, mais son regard suivait les jambes des
Parisiennes. Il cherchait déjà sa proie avant même de parvenir à destination,
ce night-club près des Halles.
Dans la
grande gare souterraine du Châtelet, il se laissa glisser sur le tapis roulant,
souriant aux filles lorsqu’il les côtoyait. Il cherchait un sourire, un regard,
n’importe quoi, tout était prétexte pour engager la conversation. Mais fallait
pas rêver, il le savait, ce n’était pas dans cette cohue de gens pressés qu’il
parviendrait à draguer, n’empêche, fallait essayer, qui sait ? Rien que de voir
une femme et c’était l’espoir d’une nuit voluptueuse. Il ne se faisait guère
d’illusions pour une rencontre dans les couloirs du métro, mais il assurerait
son coup là-bas, au night-club des Halles.
Minuit,
toujours beaucoup de monde à la station de métro châtelet.
Trop
belle cette gitane ! Les longs cheveux noirs cachaient un visage qui plongeait
sur sa guitare. Qu’importe, puisque la silhouette, la légèreté, et la mélodie
embellissaient le tunnel. Il s’arrêta devant l’élégance de la jeune fille, jeta
une pièce dans le chapeau de paille. Le visage de la gitane se souleva,
remercia. Il reconnut cette finesse qui ressemblait à sa musique. Une fille
trop jeune pour lui, peut-être même pas majeure, fallait faire gaffe. Mais
cette nana, debout à ses côtés et appuyée contre le mur, une jambe repliée
derrière elle, ça ferait bien l’affaire. Trente, trente-cinq ans, parfait !
Quoique cette fille de type espagnole, ça lui rappelait de mauvais souvenirs,
son ex-femme, ce passé ibérique.
Par ses
compliments, ses questions, ses compliments, il apprit bien vite son prénom.
Valentina, lasse d’amours trop longtemps retenues, accepta l’invitation à
rejoindre l’air libre, le bar au bout de la rue. Elle se laissa prendre au jeu
de la séduction du samedi soir.
Le mâle
en face d’elle, sa bière à la main, jetait constamment ses yeux clairs sur son
corps. Valentina se sentit petite et diminuée devant cette brutalité douce, ce
charme noble et rugueux. Elle se laissa envoûter puis entrainer sur la piste de
danse des Halles, étourdie de lumières irréelles, de raps assourdissants.
Trois
heures du mat, le couple dans la rue s’embrassa sous une pluie fine. Entre les
Halles et les grands boulevards, peu de chemin, mais Sierge, bon prince, héla
un taxi et le couple se retrouva dans le lit du concierge.
Sept
étages plus hauts, Éloi devant sa glace de salle de bains se souriait. Il
vérifiait un bouton qui n’existait pas sur son menton, joignait ses mains fines
devant sa bouche, embrassait le bout de ses doigts, figeait son regard dans son
regard. Trop amoureux de sa peau, de ses yeux, de lui-même, bientôt nu sur son
clic-clac, écoutant les gouttes de pluie s’écraser sur le velux, il caressa son
torse, ses cuisses, et comme il s’aimait, il ne put s’empêcher de jouir,
imaginant encore et toujours qu’il faisait l’amour avec son image.
Au
rez-de-chaussée, nul besoin de narcissisme pour s’envoyer en l’air. Ici-bas, on
s’aimait, ensuite on apprenait à se connaître. Après l’envie, la baise, après
la baise, la détente, l’heure des confidences.
Les seins
de la belle Espagnole s’écrasaient sur le drap-housse, le cul rebondi
étincelait sous la flamme du cierge du salon tout proche.
— Alors
tu vis seul, mais tu baises souvent, lança Valentina.
— Ouais.
Elle
caressa le biceps de son compagnon puis déposa un baiser sur le tatouage.
— Je
t’ai trouvé vigoureux, malgré tout l’alcool que tu as ingurgité cette nuit.
— Et
alors ! ça te dérange si je bois de l’alcool.
Valentina
avait apprécié l’agressivité de l’homme au lit, mais là, elle sursauta sous la
brutalité de Sierge. Était-ce l’alcool qui le rendait si colérique ou était-ce
sa nature profonde ?
Le mâle à
poil passa dans le salon sans dire un mot de plus. Il revint presque aussitôt,
une bouteille de Bourbon et deux verres à la main. Le grand rustre à la belle
gueule sauvage s’approcha du lit où Valentina était assise. Comme un futile
geste de pudeur, elle releva le drap sur ses seins. Sierge balança bouteille et
verres sur le lit, retourna au salon, revint, chavira, faillit benner la bougie
qu’il tenait en main, déposa enfin le cierge allumé sur la table de nuit, tira
le drap et glissa son corps nu sur celui de Valentina. De sa grosse main, il
serra la mâchoire de sa chérie d’un soir, grinça des dents sous les hoquets.
— Tu
es trop mignonne, ma p’tite salope.
Il lui
roula un patin aux vapeurs de bourbon.
— Ce
soir j’ouvre cette bouteille de whisky pour fêter un anniversaire. On va la
boire ensemble parce que tu me plais, tu me plais plus que toutes les autres
salopes que j’ai sautées. Je… je… n’avais plus touché au bourbon depuis six
ans, jour pour jour. Mais comme tu me rappelles trop la beauté de ma fille,
j’ai décidé à partir d’aujourd’hui d’oublier mon passé, tu seras ma fiancée, ma
p’tite cochonne.
Il
caressa la joue de Valentina comme il l’aurait fait avec une chienne, se
retourna vers la table de nuit, écrasa la flamme du cierge de sa grosse main et
s’emporta à nouveau. Sa voix forte résonna dans la chambre noire.
— Depuis
six ans que j’allume ce cierge à la con. Moi qui ne crois plus ni en Dieu ni en
en la Vierge, va savoir pourquoi je me fais chier à faire semblant.
Valentina,
recroquevillée, le dos contre le mur, sentit brusquement le corps de Sierge
contre ses seins, les grosses mains caressant ses jambes. Mais elle comprit
vite l’agitation anormale de son compagnon puisqu’il se dégagea presque
aussitôt, éclaira la chambre, s’empara de la bouteille de bourbon. Il obligea
Valentina à boire un verre tout contre lui. Il but une rasade. Valentina
mouilla à peine ses lèvres sur le bord du verre puis se risqua :
— Pourquoi
ce cierge ? Pourquoi ce besoin de te faire pardonner ?
Il
s’assit à côté d’elle, et d’une voix plus calme, presque plaintive :
— Six
ans que j’ai perdu ma fille, six ans que je la pleure, six ans que je cherche
un sens à ma vie. J’ai voulu me foutre en l’air, je me suis mis à boire, j’ai
arrêté, j’ai même essayé de me faire soigner, j’ai replongé. Puis, aidé par
l’alcool, je me suis décidé à baiser un maximum de femmes en les brutalisant,
comme une vengeance envers mon ex qui m’a quitté sans un mot en emportant avec elle
ma fille chérie.
Sierge
assagi, Valentina osa caresser le torse mâle.
— Est-ce
vrai que je te plais plus que les autres ?
— Oui,
je te l’ai dit, c’est parce que tu ressembles à ma fille. Une belle Latine,
comme toi.
Il se
releva brusquement, se mit debout au pied du lit, la bouteille dans une main,
son verre rempli de bourbon dans l’autre.
— Après
tout, qu’est-ce que ça peut me foutre, ce n’était pas ma vraie fille. Ma femme
et moi l’avions adoptée à l’âge de quatre ans.
Valentina
le cœur battant à cent à l’heure, le choc de l’émotion passée, elle
interrogea :
— Quel
âge avait-elle lorsque ta femme est partie avec ta fille ?
— Dix
ans.
Un
frisson parcourut le dos de Valentina. La fille de Sierge aurait donc seize ans
aujourd’hui, comme Iluminada. Elle fixa le concierge qui tremblait sur ses
jambes au pied du lit et achevait sa bouteille de bourbon. Elle n’osa le
questionner de peur de réveiller sa violence. Quatre ans, se dit-elle, pile
l’âge où sa fille avait été enlevée. Elle se souvenait d’un grand costaud dont
elle n’avait pu voir le visage dans ce parc en ce bel après-midi d’automne. Il
avait giclé de derrière un buisson et, le temps d’un cri, l’homme et l’enfant
avaient disparu. Seize ans, l’âge de sa pauvre Iluminada disparue. Beaucoup de
coïncidences : les ressemblances, les âges correspondaient, la brutalité
de cet homme capable de mille méfaits. Son enquête pourrait rebondir, il
fallait jouer serré, essayer de contrôler ce concierge, mieux connaître son
passé, tenter une confrontation entre lui et Iluminada. Elle ne put s’empêcher
une nouvelle question.
— Comment
s’appelle ta fille ?
Sierge
lâcha sa bouteille vide, son verre se brisa sur le parquet, il bondit sur le
lit.
— Mais
putain c’est quoi toutes ces questions ? Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
Il lui
rota au nez, serra ses joues dans sa grosse main, écarta ses cuisses de son
autre paluche.
— P’tite
salope.
Valentina
hésita entre panique et résignation. Elle accepta la soumission dans l’espoir
de confidences à venir. Sûr, c’était lui le ravisseur, ce criminel qui
vociférait, écumait, fourrageait dans ses entrailles avec son sexe baveux.
*****
Chaque
nuit Valentina entrait de son plein gré, mais à reculons dans le lit de son
brutal amant. Au fil des longs ébats amoureux, l’enquête de l’Espagnole ne
progressait guère, Sierge préférant la chair et la bestialité à l’échange et la
communication. Valentina avait juste appris que le concierge connaissait un
jeune homme qu’il fallait déniaiser. Pour cela, elle devait présenter à Éloi sa
protégée, la belle Iluminada, une fille à peu près de son âge, faite pour lui,
douce, mélancolique. L’amour entre deux déprimés apporterait peut-être de la
joie. C’était comme en mathématique : — X — = plus.
Alors
qu’ils achevaient une huit d’amour haletante, Valentina glissa une photo dans
la main de son amant. Nu sur le lit, le dos contre le mur, les jambes
allongées, Sierge fixa la photo qu’il avait coincée entre ses doigts et sa
zigounette, imaginant un décor rigolo. Le face-à-face entre photo et sexe
amusait le concierge. Ses yeux musardaient de l’une à l’autre. Valentina haussa
les épaules, quitta le lit et la chambre, s’habilla et claqua la porte
d’entrée. Seul, Sierge s’attarda plus longuement sur le visage d’Iluminada,
l’air perplexe.
En milieu
de matinée, accroupi dans le hall de l’immeuble, le concierge réparait une
tuyauterie lorsqu’il reconnut les pieds nus et le pantacourt gris de son ami
Éloi qui dégringolait l’escalier.
— Ah,
tu tombes bien, je voulais justement te voir ! Passe donc à la loge à midi, je
commande deux kébabs.
— Je
veux bien.
— Mais
au fait, tu ne fais pas de galipettes sur les toits à cette heure-ci ?
— Si,
les ouvriers ne travaillent pas le samedi, j’en profite pour escalader
l’échafaudage et grimper sur le toit d’en face.
— Eh
bien, quand on cassera la croûte tout à l’heure, on en profitera pour parler
d’autres galipettes, des galipettes de nuit, ah, ah ! J’ai des arguments pour
que tu sortes avec moi ce soir.
— C’est
pas gagné !
— Allez-toi !
file vite sur le toit.
Sierge
éclata de rire, content de ressasser son jeu de mots.
Dans les
airs, Éloi prit plaisir à slalomer entre les cheminées et les antennes, à
courir sur la ligne dangereuse, risqua même un salto arrière. Ses pieds nus se
plantèrent à quelques centimètres du précipice. Il tourna la tête, regarda en
bas bagnoles et badauds, éclata de rire, un rire puissant, inutile, comme pour
conjurer sa mélancolie et son narcissisme.
À midi,
Éloi, assis dans le salon, croquait dans son kébab sauce blanche, regardant
tour à tour le cierge éteint et le Sierge radieux. Son ami mâchouillait des
verbes sexuels, bavait des paroles sur les avantages des dragues musclées. Le
concierge essuya sa bouche avec le dos de sa main, se leva de son tabouret pour
rejoindre sa chambre à coucher. Pendant ce temps, Éloi, sûr de vouloir rendre
service, s’empara du briquet qui traînait sur la table basse, alluma la bougie.
Sierge sortit de sa chambre, une photo à la main. Il arracha le cierge des
mains du jeune garçon et balança la bougie avec une telle violence que la
flamme s’éteignit en atterrissant dans la poubelle.
— Je
ne veux plus voir cette merde allumée.
Éloi ne
broncha pas, se dit que c’était certainement mieux ainsi, que le concierge
avait peut-être décidé d’oublier sa douleur passée.
Puis
Sierge montra à nouveau sa face radieuse. Il s’assit sur le canapé près de son
protégé, lui présenta la photo en souriant.
Éloi
ouvrit la bouche et écarquilla les yeux devant l’apparition, resta figé un long
instant, ne sachant comment détacher son regard de cette image. Sierge avait vu
juste, Éloi tombait sous le charme.
— Elle
est belle, n’est-ce pas ? Elle s’appelle Iluminada, c’est la gitane de la nuit.
— Iluminada,
Iluminada, la gitane de la nuit, murmura Éloi sans lâcher les yeux de la photo.
— Bon,
faut t’en remettre ! Cette nuit, je te la présente. Elle a presque ton âge,
elle est faite pour toi, toi le compliqué, toi Éloi le fou de toits. Il ricana
de son habituelle niaiserie.
— Iluminada…
Ilumi… hoqueta Éloi, ne lâchant toujours pas la photo des yeux.
Sierge
arracha l’image de ses mains.
— Donne-moi
cette photo avant d’éjaculer sur mon canapé. Tu verras Iluminada en chair et os
cette nuit et si tu te démerdes bien, tu verras, et sa chair, et ses os.
— Éloi
se leva pour prendre congé.
— Oh
là ! Tu ne m’as pas donné ta réponse. Alors c’est OK pour ce soir puisque cette
gamine a l’air de te plaire ?
— D’accord,
je veux bien que tu me la présentes.
— Ah,
ah ! tu es tombé amoureux, mais c’est juste une photo. Peut-être que cette
fille est conne.
— Non,
un visage comme ça ne peut pas être con. Ce regard triste, ces lèvres, ce nez,
ce menton, tout est si sensuel.
— Elle
a peut-être des petits seins et un gros cul, ironisa Sierge.
Éloi
répondit par un haussement d’épaules puis sortit sur le palier. Il se retourna
vers Sierge.
— Ce
soir je ne travaille pas.
— Alors
je t’emmène pécho. Rendez-vous à vingt-trois heures ici chez moi.
« Richelieu
Drouot », « Strasbourg Saint-Denis », « Châtelet ». Les deux gars avançaient
rapidement dans le dédale de la gare souterraine, comme s’il était urgent de
rencontrer cette gitane, comme si Éloi avait trop attendu l’amour de sa vie,
comme si Sierge était trop fier d’épauler son protégé dans une drague musclée.
Les deux
hommes glissaient sur le tapis d’acier chromé.
— Ça
fait tout drôle de te voir sans ton pantacourt.
Éloi
baissa la tête, observa ses vêtements : jeans, Nike, teeshirt surmonté
d’un blouson à capuche. Sierge passa sa main dans les cheveux courts et sombres
du jeune homme.
— Tu
es beau gosse, ça va bien se passer. Tu es peut-être un peu trop efféminé à mon
goût, mais je suis sûr que tu vas plaire à Iluminada. Au fait, tu ne m’as
jamais dit quel était ton travail de nuit.
— Je
suis dans le show-biz.
— Oh !
C’est-à-dire ?
— Je
n’ai pas envie d’en parler.
— Et
pourquoi donc, c’est grave docteur ? t’es chanteur à la croix de bois ou alors…
laisse-moi deviner, danseur étoile, ou… chippendales, escort-boys ? Non, impossible
puisque tu ne couches pas, alors ?
— Ça
ne te regarde pas.
Sierge
lâcha le garde-corps du tapis roulant, écarta les mains.
— OK,
n’en parlons plus. N’empêche, cela ne doit pas être joli joli pour ne pas oser
en parler à son meilleur pote. En général on est fier de son métier dans le show-biz,
on aime se montrer, on crève d’envie de percer, d’être une star, un musicien
célèbre, chanteur, présentateur télé, on est fier de réussir.
— Pas
moi.
Alors
qu’ils prenaient le virage du tunnel où Iluminada aimait s’asseoir en tailleur
avec sa guitare sur ses cuisses, les deux hommes furent surpris de ne pas
trouver la gitane de la nuit. Sierge leva les yeux vers Valentina debout
adossée au mur, sa jambe repliée derrière elle.
— Ta
protégée n’est pas là ?
— Non.
— Et
moi qui venais lui présenter le plus beau gosse de la terre.
La
déception se lisait sur le visage des deux gars même si Sierge se ressaisit
rapidement. Il lança un regard enflammé vers Valentina et se décida à taper la
bise à l’Espagnole.
— Et
toi, que fais-tu là toute seule, tu m’attendais ?
— J’attendais
surtout Iluminada, mais à cette heure-ci je crains qu’elle ne vienne plus. À
mon avis elle s’est installée à un autre endroit, ça lui arrive parfois de
gratter sa guitare ailleurs. Les couloirs du métro Châtelet sont tellement
vastes qu’elle peut bien être à quelques centaines de mètres de là. Je l’ai
même vu jouer une fois à Strasbourg Saint-Denis.
— Allez
viens, coquine, ce n’est pas la peine de traîner là. Je t’emmène dans mon
lupanar, au lieu de plier la jambe contre ce mur tu la plieras sur mon dos, ah,
ah !
Il prit
sa compagne par la taille et l’entraîna vers la ligne 4, direction les
grands boulevards et la loge de la conciergerie. Il se tourna vers Éloi :
— Et
toi le fou de toits, puisque tu es amoureux, cours donc après ta chérie, elle
est sûrement quelque part dans les couloirs du métro.
Le jeune
garçon grimpa l’escalier, courut sur l’escalator, longea les grands panneaux
publicitaires, les plans du métro parisien, les odeurs de pisse, les bancs où
dormaient quelques égarés, tourna dans les tunnels, retourna, remonta, hésita,
redescendit, vit enfin une jeune fille aux longs cheveux sombres qui grimpait
dans un wagon, la housse de l’instrument de musique à son dos. Trop tard. Il
attendit, sauta dans la rame suivante. Le nez collé contre la vitre, il vérifia
la présence de la gitane à chaque station. « Hôtel de ville », « Rambuteau », « Arts
et métiers », « République »… Brusquement il la vit. Elle ne portait pas sa
longue robe, juste remplacée par de longues jambes sous une jupe courte. Non,
elle n’avait pas un gros cul. Le corps semblait aussi parfait que le visage de
l’image. Il ne put qu’entrevoir la beauté des yeux alors que le métro courait
déjà à la station suivante. Alors il sauterait dans le métro inverse,
retrouverait enfin la gitane de la nuit, oserait lui parler en se présentant
comme le filleul du copain de sa tutrice. Elle tomberait amoureuse, il en était
persuadé.
Mais dans
les couloirs du Métro République, il eut beau chercher, la gitane s’était
évanouie dans la nuit. Ah si, au loin, elle grimpait à nouveau dans le wagon,
mais c’était le dernier métro. Il remonta à la surface. Dans les rues de Paris,
perdu dans les lumières de la nuit, il chercha encore.
*****
Dans le
lit de la loge, les deux corps collés oubliaient Iluminada, négligeaient Éloi.
Les jambes repliées contre le dos de la brute, Valentina hurlait du plaisir de
la soumission. Après l’excitation, la relaxation, la conversation, un échange
de violence et de douceur.
— Tu
as aimé, p’tite salope.
Elle
passa son doigt fin sur le nez de travers, sur le biceps, sur le tatouage.
— La
bouteille de Bourbon, je comprends, mais la tête de mort ?
Sans
répondre, Sierge se leva pour aller chercher deux canettes dans le frigo. De
retour au pied du lit, il décapsula les deux bouteilles avec ses dents, avala
la sienne d’un trait, jeta la seconde sur le lit. Valentina s’en empara avant
que la mousse ne s’étende partout sur le drap. Assise sur le lit, elle avala
une gorgée de bière afin de ne pas froisser son rugueux amant. Sierge vint
s’asseoir à ses côtés, et comme souvent après ses accès de violence, sa voix et
ses gestes se firent plus doux. Il baissa les yeux devant sa chérie.
— J’ai
tué ma fille.
Dans un
long silence, un long frisson parcourut la chambre. Soudain le monde d’espoir s’écroula
et tout s’embrouilla dans la tête de Valentina. Si ce salopard qui lui faisait
l’amour avait tué sa fille, la gitane de la nuit n’était donc pas Iluminada.
Elle avait tellement cru à ce sordide enlèvement qui devait trouver un épilogue
heureux. Sierge devait être le brigand qui avait enlevé sa fille douze ans en
arrière, feignant l’adoption. Puis, après le divorce, sa femme
vraisemblablement d’origine espagnole avait quitté son mari alcoolo et violent,
emmenant sa fille en Galice. Et puis Iluminada, enfant naufragée, s’était
retrouvé là à la dérive dans les couloirs du métro. Valentina avait cherché à
élucider ce mystère, mais, face à ses questions, elle n’avait trouvé que le
silence d’Iluminada, les incohérences de Sierge. Elle reprit brusquement
espoir, Sierge mentait.
— Je
l’ai tuée avec une bouteille de bourbon, ajouta-t-il enfin.
Face à la
violence de cet amant ennemi, elle voulut en savoir plus, quitte à subir la
colère de Sierge et vivre l’enfer le reste de la nuit. Elle se décida, se leva,
cacha son corps nu avec le plaid, les jambes tremblantes sur le parquet.
— S’il
te plait Sierge, essaie de rester calme, je veux tout savoir.
Il tourna
la tête vers elle, les yeux injectés de sang mauvais.
— Mais
en quoi ça te regarde, espèce de salope. Tu veux me dénoncer ? Ne te donne pas
ce mal, c’est fait, j’ai déjà payé.
La face
douce du bipolaire refit brusquement surface. Sierge attira Valentina à ses
côtés et ils s’effondrèrent tous deux sur le lit. Les larmes et les paroles de
la brute se succédaient à ne plus vouloir s’arrêter.
— Je
n’ai pas fracassé la tête de ma fille avec la bouteille de bourbon, non, j’ai
fracassé son corps à cause de tout l’alcool que j’avais bu ce soir de vacances.
Ma femme avait hurlé lorsqu’elle m’avait vu emmener Anna Adèle au bord de la
mer. Ma pauvre enfant aimait tellement la plage, la baignade, les bains de
minuit, c’était un immense bonheur pour elle. Alors, complètement saoul, sans
écouter les plaintes de ma femme j’ai pris la voiture. Il n’y avait que cinq
petits kilomètres du camping à la plage, mais suffisamment pour que la voiture
chavire et dégringole les rochers. Pourquoi Anna Adèle est-elle morte dans
l’accident ? Pourquoi Dieu m’a-t-il laissé vivre ?
Malgré de
longs silences entre deux hoquets, Valentina ne posa aucune question, laissant
couler la douleur qui s’échappait de l’âme de Serge Dumont.
Le faux
dur se leva, enfila son slip, retourna à la cuisine en marmonnant :
— Un
mois de coma, trois mois à l’hôpital, six ans de tourments et de regrets.
Valentina
le suivit, enroulée dans son plaid. Elle le prit par la taille.
— Lâche-moi,
dit-il en repoussant la main qui s’appuyait sur son ventre, je ne mérite pas
d’être cajolé, pire, d’être pris en pitié.
— Tu
réagis ainsi parce que tu crois que tu ne mérites plus d’être aimé.
— Ta
gueule !
Il but un
verre d’eau à l’évier puis s’affala sur le canapé du salon. Debout, les jambes
chancelantes, Valentina finit par s’asseoir à côté de Sierge. Elle entendit une
voix douce, à peine audible.
— Lorsque
je suis sorti de l’hôpital, ma femme avait quitté la maison sans laisser
d’adresse, juste une courte lettre sur un coin de table.
Sierge
souleva le support du cierge sans lumière qui trônait sur le guéridon. La
bougie sans flamme, c’était comme l’idée de ne plus rien regretter, ne plus
rien espérer, ni de la vie ni de Dieu. Il sortit la lettre de sa cachette qu’il
montra à Valentina.
« Je ne sais pas si tu sortiras vivant de
l’hôpital ou même handicapé, mais je m’en fiche. Ton alcool, ta brutalité et
surtout l’assassinat de notre fille, c’est trop. Je te quitte. Ne cherche même
pas à venir prier sur la tombe d’Anna Adèle, tu peux remuer le ciel et la terre
de la Galice, tu ne la retrouveras pas. »
Valentina
laissa glisser la lettre entre ses doigts tremblants. Elle enlaça Sierge en le
couvrant d’un morceau de son plaid, comme pour protéger un être trop fragile.
— Ce…
cette adoption… c’était donc vrai ? Ta fille venait de Galice ? Et ce prénom, Anna
Adèle ?
— Bon
Dieu, pourquoi toutes ces questions ?
Valentina
se releva et s’assis sur le bord du canapé, comme prête à bondir en cas de réaction
violente.
— Iluminada,
je… je croyais que c’était ma fille. Elle a été enlevée à l’âge de quatre ans
il y a douze ans de cela. Elle a donc l’âge de la gitane de la nuit. Tu l’as vue
en photo l’autre jour, tu as même croisé son regard lors de notre première
rencontre dans le métro. Ne ressemble-t-elle pas à ta fille, ne l’as-tu pas
reconnue ? Tu m’as dit plusieurs fois pendant nos nuits d’amour que ma protégée
ressemblait étrangement à ta fille, les mêmes yeux, le même teint, les mêmes
cheveux ?
— Qu’est-ce
que tu insinues ? Iluminada serait ma fille et donc moi le ravisseur. C’est
trop risible, ça ne vaut même pas le coup que je m’énerve.
Il se
colla à Valentina comme pour prouver sa douceur.
— Après
treize ans de mariage sans enfant, nous avons lancé une procédure d’adoption.
Anna Adèle était latino-américaine. C’est sa mère qui est de Galice. Anna
Adèle, c’est un prénom que nous avions inventé, car les services sociaux de
Colombie nous avaient caché des choses, son prénom originel entre autres,
soi-disant que c’était un nourrisson trouvé dans la rue. Le prénom qu’ils
avaient inventé ne nous plaisait pas. Anna, c’était le prénom de ma belle-mère
et Adèle, le prénom de ma mère. Anna Adèle était l’amour de notre vie.
— Es-tu
sûr, vraiment sûr qu’il n’y a pas de lien entre l’adoption et l’enlèvement de
ma fille ?
— Non,
ce n’est pas possible. Nous sommes bien allés chercher Anna Adèle en Colombie.
— Un
rapt, une gamine expédiée en Colombie, des papiers trafiqués, c’est vite fait.
Iluminada est ma fille, je le vois dans ses yeux tristes. Une mère ne se trompe
pas d’enfant.
Valentina
fixa Sierge avec insistance.
— Je
voudrais que tu rencontres Iluminada. Regarde bien son visage. Peut-être
reconnaitras-tu ta fille adoptive. Elle se souvient de toi, elle te
reconnaîtra, elle t’a peut-être déjà reconnu.
Sierge
secoua Valentina par les épaules.
— Mais
ma fille est morte. Je l’ai tué au volant de ma voiture.
— On
t’a menti, ta femme t’a menti. Tu es sorti vivant de ta bagnole, ta fille
aussi. Ta femme a enlevé Anna Adèle pour se venger de toi. Et puis ta fille
s’est sauvée de Galice, peut-être pour te retrouver. Ta fille est là dans le
métro de Paris, ta fille est ma fille.
Valentina
s’emportait, s’enthousiasmait, argumentait, voulait convaincre et se
convaincre.
— S’il
te plait, rencontre Iluminada, regarde bien son visage, appelle-la Anna Adèle,
vois sa réaction. Elle se rappellera son passé puisqu’elle t’a quitté à l’âge
de dix ans, elle aura peut-être même des souvenirs de son enlèvement.
Iluminada, ce n’est pas un mirage, c’est ma fille, notre fille.
*****
Dans la
fraîcheur de ce soir d’octobre, Sierge sortait de l’immeuble lorsqu’il aperçut
Éloi. Le jeune garçon posa le pied sur le trottoir, les bras encore accrochés à
l’échafaudage.
— Alors,
tu as fini tes galipettes sur le toit et tu cours voir ta gitane pour d’autres
galipettes.
— Non,
je monte me changer chez moi pour mon travail de nuit. Et puis, la gitane, je
ne l’ai toujours pas rencontrée.
— Tu
t’y prends comme un manche. Moi, si je vais « métro Châtelet », je suis sûr de
lui tomber dessus.
Sierge
déambula sur les grands boulevards à l’heure où la plupart des magasins
baissaient leurs rideaux. Il entra dans un snack, se goinfra de frites et d’un
panini puis il pénétra dans le bar d’à côté. Il but de la bière, du bourbon, de
la bière, complimenta la serveuse, questionna, complimenta. Mais la serveuse à
la minijupe noire, aux nichons généreux cachés sous le coton blanc trop tendu,
piétina vers d’autres clients sans lui répondre. Alors il interpela des filles
attablées, plus disponibles, s’excusa auprès de leurs compagnons, recommença.
Imbibé
d’alcool, il s’amusa de son jeu préféré jusqu’à minuit puis il s’engouffra dans
la bouche de métro Richelieu-Drouot. À la gare souterraine Châtelet, il se
laissa glisser sur le tapis métallique. En bas de l’escalier, dans la courbe,
il reconnut la gitane de la nuit et Valentina, debout à ses côtés, la plante de
son pied appuyé contre le mur. Quand je pense, se disait-il, qu’Éloi ne trouve
pas Iluminada, mais ma parole, il le fait exprès ce pédé. Sûr, il a peur des
femmes, pourtant il semble si amoureux de la belle gitane.
Il
s’approcha de Valentina, lui roula un patin. Iluminada, la tête baissée sur sa
guitare, ne releva même pas la tête. Valentina se pencha à l’oreille de son
compagnon.
— Je
te laisse. Si tu veux me retrouver cette nuit, appelle-moi. En attendant,
essaie de séduire Iluminada, je te fais confiance. Le métro va bientôt fermer,
il n’y a presque plus personne dans les couloirs, Iluminada va flâner comme à
son habitude jusqu’à trois heures du mat dans les souterrains. Complimente,
questionne, complimente. Mais attention, pas plus loin, hein, n’oublie pas que
c’est peut-être… sûrement notre fille.
Plus de
rames en circulation, moins de lumière, la gitane se leva, ignorant Sierge
resté à ses côtés. Elle rangea sa guitare dans sa housse et la suspendit dans
son dos, ramassa son chapeau de paille cliquetant. D’un simple coup d’œil dans
le chapeau, elle savait que sa mélancolie se vendait bien.
Elle
s’enfonça dans les couloirs du métro quasi désert, suivie par Sierge. La gitane
ne se retourna même pas, acceptant cette compagnie qui n’osait pas l’aborder.
Brusquement elle sentit une grosse main sur son épaule. Elle se retourna,
s’appuya contre le mur en déportant sa guitare sur le côté. Son visage apparut
devant les yeux de Sierge. Il la fixa sans lâcher sa main de son épaule, laissa
même glisser les doigts jusqu’à la naissance du sein. Iluminada ne broncha pas.
Sierge observa ce visage fin, plongea son regard dans le maquillage raffiné de
la belle gitane. Ses yeux se troublèrent lorsque la jolie brune souleva ses
paupières subtilement décorées. Puis une tristesse infinie abaissa les
paupières, elles se soulevèrent à nouveau. Sierge essaya d’y lire un aveu de
timidité, de crainte. Non, ce n’était que de la mélancolie. Pour mieux la
dévisager, il passa son index sur le contour de ses lèvres, sur cette fossette
au menton, sur les joues à la peau lisse. Il aurait aimé vérifier les oreilles
cachées derrière l’épaisse et longue chevelure noire. Oui, il y avait une
étrange ressemblance, mais ce regard mélancolique l’attira autrement. Une
pulsion poussa ses lèvres vers la bouche de la gitane tandis que sa main
glissait sur l’étoffe qui cachait le sein. Iluminada tourna la tête, refusa le
baiser sans panique, sans cris, sans même chercher à se sauver. Depuis leur
première rencontre, même furtive, la gitane de la nuit l’avait reconnu. Mais
lui, troublé par ce regard, ce visage et cette féminité, il se laissa guider
par son instinct bestial. Il glissa sa main entre les cuisses de la gitane tout
en cherchant sa bouche avec sa langue baveuse imbibée d’alcool. Il plaqua
brusquement sa main sur le sexe de la gitane, écarquilla les yeux, se plia en
deux sous la douleur brutale à son bas-ventre. Aucun mâle n’appréciait un
violent coup de genou dans les couilles.
— Putain !
Plié en
deux, il regarda Iluminada disparaître à l’autre bout du quai.
Trainant
sa rage et son étonnement, Sierge quitta les couloirs du métro, déambula dans
les rues, cherchant son chemin entre alcool et amertume. Il aurait pu se
rebiffer, mais sa violence se limitait en général aux répliques explosives.
Certes, sexuellement il fallait que les femmes acceptent sa brutalité sauvage,
mais il se disait que ces cochonnes aimaient ça. Il avait l’alcool méchant,
mais, autant ses paroles et ses gestes brusques ravageaient ses partenaires,
jamais il n’avait tabassé une femme ni aucun être humain d’ailleurs. Il savait
se tenir, un reste d’éducation religieuse, comme ce besoin de brûler un cierge
pour que Dieu lui pardonne ses excès.
Il
cogitait sur cette confrontation ratée. Qu’allait-il dire à Valentina ?
Admettre cette étrange façon d’aborder Iluminada par une pulsion sexuelle ?
Fallait-il lui avouer qu’il pensait avoir posé un prénom sur cette gitane de la
nuit ?
Le
trop-plein d’émotions l’entraîna sur les grands boulevards, il poussa la porte
de la loge. Accompagné de sa cuite, il s’enfonça dans son lit tout habillé.
Vaincu, perplexe, il essaya de réfléchir. Mais le sommeil lourd le transporta
vers les cauchemars : des tombereaux de whisky se déversaient sur les
toits. Anna Adèle, pendue au chéneau, regardait le vide, souriait à la mort.
Iluminada
courut, grimpa l’escalier, longea les tunnels, les publicités, les clochards,
tourna, chercha sa route qu’elle connaissait pourtant si bien dans ce
labyrinthe. Soudain à la sortie d’une courbe au pied d’un escalier, elle vit Valentina
et tomba dans ses bras. Elles s’assirent sur une marche et l’Espagnole passa
son bras sur l’épaule de la jeune fille.
— Tu
trembles, ma chérie. As-tu fait une mauvaise rencontre ?
Iluminada
fit un signe négatif de la tête.
Pourquoi
sa protégée semblait-elle si perdue, si angoissée ? se demandait Valentina.
Trop impatiente, elle n’attendit pas de revoir Sierge pour connaître l’issue de
la confrontation, voulut tout de suite transformer ses doutes en certitudes.
Elle tourna la tête vers Iluminada.
— J’ai
besoin de connaître ton passé, c’est important pour moi, pour toi.
Elle
marqua un temps d’arrêt.
— Tes yeux, ta bouche, ton petit menton
creusé, ton regard, surtout ton regard, je le connais, et puis ta peau bronzée,
la grâce de mon pays, l’âge de ma fille. Tu es ma fille.
Iluminada
se releva, arrangea sa guitare dans son dos, lança ses yeux sombres et tristes
dans le regard de Valentina. Elle lui prit la main.
— Viens
avec moi.
*****
Les deux
filles marchaient dans le quartier du sentier, suivaient les boutiques de
tissus aux rideaux baissés, croisaient de rares touristes, lorgnaient les
clochards courbés sur les poubelles. Plus loin des jeunes garçons, assis sur le
trottoir, discutaient gonzesses, came, vacances et facs.
Trois
heures du mat, elles longèrent les grands boulevards. Iluminada n’avait dit mot
durant leur longue marche nocturne. Valentina avait posé une ou deux questions
sans réponse, mais, guidée par son intuition, elle savait que la gitane de la
nuit l’emmenait vers son secret. Elle insista pour une ultime demande :
— Allez !
ma chérie, dis-moi au moins ton vrai prénom.
Iluminada
s’arrêta, prit la main de sa tutrice. Sur les grands boulevards, les deux
filles se faisaient face. Valentina devina la larme qui glissait sur la joue de
la jeune fille laissant une fine trace de mascara mélangée à l’eau triste.
— Pourquoi
as-tu appelé ta fille Iluminada ?
— Iluminada
veut dire « éclairée par la beauté ». J’ai fait le bon choix puisque ma fille
était éblouissante, et toi tu as la beauté de ma fille. Iluminada, c’est un
prénom qui te va bien malgré ton choix de vivre dans les coins sombres du
métro.
— Je
serais donc la lumière que tu as voulu reconnaître dans la pénombre des
souterrains.
Les deux
filles reprirent leur chemin, Iluminada trainant Valentina qui commençait à
fatiguer.
— C’est
encore loin ton secret ?
— Ce
n’est pas un secret, c’est une surprise.
Enfin
arrivée, la gitane de la nuit composa le code confidentiel de l’entrée de
l’immeuble, elle poussa l’ouverture. Après plusieurs coups de sonnettes et de
longues minutes, Sierge entrouvrit la porte de sa loge. S’essuyant les yeux du
bout de ses doigts, surpris, il regarda les deux filles.
— Mais
qu’est-ce… qu’est-ce que vous foutez là ?
— Viens
avec nous, on monte chez Éloi, dit Iluminada.
La
tronche dans le cirage, il enfila ses tongs et suivit les deux filles.
La gitane
de la nuit tourna la clé dans la serrure de l’appartement sous les combles
comme si elle était chez elle, entraîna le couple dans la chambre, posa sa
guitare contre le mur, se déchaussa, monta sur le clic-clac et souleva le
velux. Elle sauta sur le matelas comme sur un trampoline et retomba sur le
toit, sa longue robe trainant derrière elle. Sierge et Valentina grimpèrent sur
le clic-clac et s’accoudèrent sur le bord du velux.
Iluminada,
debout sur le toit, se retourna, s’approcha du couple et les aida à grimper sur
l’ardoise. Valentina et Sierge, peu habitué à courir sur les toits, se tenaient
tranquilles, tout proches du velux, là où le toit restait relativement plat. La
gitane de la nuit courut plus loin, revint dans un majestueux geste en
pirouette où la longue robe n’eut pas le temps de se retourner, puis la jeune
fille s’approcha du bord du toit, défia le vide sous les cris de Valentina.
Elle retourna enfin vers le couple d’un simple saut périlleux.
— Les
galipettes la nuit sur les toits de Paris, c’est agréable aussi, n’est-ce pas,
Sierge ?
Elle
retira brusquement sa perruque aux longs cheveux sombres, dégrafa le soutien-gorge,
les balles gélatineuses s’écrasèrent sur l’ardoise. Elle laissa tomber sa
longue robe bariolée. Ne restait d’Iluminada que les longues boucles d’oreilles
ciselées d’argent et des restes de maquillage. Le mascara dégoulinant se
mélangeait aux larmes. Le pantacourt gris remplaçait la robe de gitane. Éloi
fixa Sierge dans les yeux :
— Toi
qui n’aimes pas les pédés, tu étais à deux doigts d’embrasser un homme et tu as
même tâté mon sexe dans les couloirs du métro.
Sierge
s’essuya la bouche d’un revers de main.
— Éloi !
Alors ton show-biz, c’était ton numéro de travelo à la guitare ? Et moi qui
voulais te caser avec la gitane. Toi avec toi. Tu as dû bien te foutre de ma
gueule quand tu faisais semblant de chercher ton ombre. T’es trop con, je
retourne me coucher.
Sierge
passa ses jambes par le velux et sauta sur le clic-clac puis s’en retourna au
rez-de-chaussée. Éloi prit la main de Valentina et l’aida à redescendre dans sa
chambre. Debout au pied du lit, Valentina fixa Éloi, cette fille disparue. Le
mascara coulait toujours sur le visage efféminé du jeune homme, comme si la
tristesse et le mensonge voulaient quitter ce corps troublé. À son tour les
yeux de Valentina s’emplirent de larmes. Son intuition l’avait trahie.
Iluminada n’était donc qu’un mirage.
Éloi prit
la tête de Valentina entre ses mains.
— Tu
as perdu ton passé et moi je n’ai pas de passé. Je suis un enfant de la rue, je
n’ai pas de souvenirs, juste une mélancolie que je traîne depuis tout gosse. Je
n’aime personne, je n’aime que moi et je m’aime tellement que j’ai voulu croire
que la gitane de la nuit existait.
Il déposa
un baiser sur le front de Valentina.
— La
nuit, je vendais le charme de ma mélancolie et le jour, je me battais en duel
contre la mort.
Elle
tourna son regard humide vers les yeux sombres d’Éloi, les mêmes yeux que sa
fille.
— J’ai
tellement cru.
— Tu as perdu ta fille, mais un fils, c’est bien aussi, non ? Et j’ai tant besoin d’une mère pour m’apprendre à sourire.
FIN
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