samedi 15 juin 2024

EXTRAITS "LA JALOUSIE DES MOTS"

 

   Bonjour à tous,

   Comme promis, j'ai envie de vous mettre l'eau à la bouche avec le premier chapitre de mon prochain roman publié dans l'été à venir :

 

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LA JALOUSIE DES MOTS

1

Janvier 1964

 

Sous la clarté de la lune qui traversait les vitres, l’adolescente contemplait sa voisine de dortoir, elle semblait dormir. Alors sa main glissa sur le bord du lit à la rencontre de l’autre. 
Quand elle entendit un soupir, lorsqu’elle reconnut le mouvement de la couverture qui se plissait et le visage souriant qui se dévoilait sous la lune jaune, elle comprit que la main de la collégienne répondrait à l’invitation de ses doigts prometteurs. La main d’Odette, depuis la couche toute proche, emprisonna celle de Pierrette. Ce fut bientôt une longue caresse qui s’aventura sur l’avant-bras, tout le bras, l’épaule. À force de tendresses lointaines, la collégienne audacieuse souleva la couverture, quitta sa couche et se glissa dans celle de Pierrette. Elle n’avait fait qu’un pas dans la petite allée pour sauter dans le lit d’à côté, le dos courbé comme si elle courait à la maraude. 
Un pantalon et une veste de pyjama recouvraient les sous-vêtements d’Odette. Dans ce lit exigu, Pierrette, avec une toilette de nuit identique, se serra contre le vêtement chaud de cette amie d’un soir. Odette caressa les cheveux blonds de Pierrette, observa les yeux clairs sous les rayons de lune.
Le poêle à bois s’éteignait doucement et le froid envahissait le dortoir. Sœur-Geôlière qui s’endormait dans son box n’avait pas cru nécessaire de saisir deux buches pour les glisser dans le fourneau afin de laisser courir un peu de chaleur dans la chambrée.
Des étoiles de givres scintillaient sur les carreaux sous le halo trouble de la lune. Dans le lit d’une personne, deux personnes s’enlaçaient comme pour se réchauffer, c’était une bonne excuse si par hasard il prenait envie à Sœur-Geôlière de se relever pour une ronde de nuit surprise. Drôle d’excuse quand on pense qu’après de longues caresses les pyjamas, hauts et bas, glissèrent au fond des draps. La chaleur des corps remplaça bien vite la fraicheur du dortoir.
Ce mois de janvier 1964 courait sur les toits de la ville horlogère dans un hiver rarement vu depuis longtemps à Besançon. Mais les deux adolescentes de quatorze ans s’en balançaient comme de l’an 40, seul comptait l’instant présent, le temps qui file n’existait pas, le temps dehors ne comptait pas. C’était la première fois qu'elles osaient un peu de sexe à deux, audacieux pour l’époque, mais sans trop de risque toutefois de tomber enceintes.
Durant de longues minutes, elles abandonnèrent leurs mains un peu partout sur leurs peaux, oubliant les ronflements de leurs camarades du dortoir. Comment osaient-elles ? Oser se caresser, perdre jusqu’à leurs sous-vêtements dans les plis des draps, chercher l’humidité tiède de leurs doigts, apprécier une sourde et agréable jouissance. Seules leurs bouches ne s’étaient pas défiées. N’y avait-il donc aucun amour, juste des sensations folles de la chair brûlante ? Mais après les désirs ardents, Pierrette hasarda un baiser sur les lèvres de sa chérie d’un soir. Elle aima, elle sut que cette collégienne aimait aussi, une fille qu’elle connaissait à peine, même pas une amie. Le baiser dura, il dura trop longtemps, car le faisceau d’une lampe électrique éclaira brusquement les deux visages.
— Mademoiselle Petitjacquet et mademoiselle Lunoir, que faites-vous donc là ?
Les deux jeunes filles, la couverture relevée sous les mentons, fixèrent les yeux creux au-dessus de la torche curieuse. Odette murmura :
— Nous avions froid.
— Suffit ! J’ai vu vos cochonneries. Ces saletés interdites par Dieu n’ont pas cours dans l’enceinte de Notre-Dame, ni même nulle part.
Sœur-Geôlière s’en retourna en bout du dortoir vers son box. Brusquement les néons éclairèrent l’ensemble de la chambrée où la plupart des quarante collégiennes remuaient sous leur édredon. Celles qui n’étaient pas encore endormies s’assirent dans leur lit, les autres ronchonnèrent sous les draps.
Sœur-Geôlière s’approcha à nouveau d’un bon pas vers les fautives. Elle pointa son index vers elles. Avant même qu’elles n’ouvrissent la bouche, Odette sauta dans son lit sous le regard désolé de Pierrette. Le ton dur de Sœur-Geôlière gronda dans le silence du dortoir.
— Non, mademoiselle, vous ne dormirez pas là, un lit est libre à l’autre bout du couloir, prenez votre couverture et filez achever votre nuit de luxure loin de votre… votre… de cette dévergondée.
Le calme apparent de la chambrée se transforma en brouhaha lorsque Odette, en slip, son soutien-gorge et son pyjama sous un bras, une couverture sous l’autre, traversa l’allée principale pour rejoindre sa couche. Arrivée au pied du pilori, elle dut s’agenouiller sous les ordres de Sœur-Geôlière. Son amie Pierrette dut en faire autant devant son lit. Les deux filles vêtues uniquement de leur slip cachaient leurs seins en posant les avant-bras en croix contre leurs poitrines.
— Baissez vos bras, exigea Sœur-Geôlière, vos camarades ont le droit de voir également ce que vous semblez si bien apprécier.
Les rires et les remarques idiotes fusèrent dans toute la chambrée.
— Pour pénitence de ces infamies, mesdemoiselles Petitjacquet et Lunoir, vous réciterez à haute voix un chapelet complet avant de vous mettre dans vos lits. Je veux vous entendre prier depuis mon box, quant aux autres filles, vous vous endormirez en écoutant leurs prières. Vous comprendrez ainsi que Dieu et la Vierge Marie veillent à vos côtés dans la sainteté de notre église.
Odette rageait de n’avoir pas osé répondre à Sœur-Surveillante. Après ses prières convenues, elle connut une nuit chancelante dans un mélange de rêves et de cauchemars où les corps nus des anges se laissaient caresser par des sorcières maléfiques aux doigts rêches. Au petit matin, elle se réveilla décidée. Ce n’était pas les envoyées de Dieu ou du Diable qui allait dicter sa conduite. Elle ne croyait pas aux boniments du catéchisme, elle se cachait le dimanche dans les rues de Besançon pour éviter de grimper les marches de l’église Saint-Pierre. La messe n’était pas sa tasse de vin blanc ni l’hostie son pain quotidien. En se retournant dans son lit, elle se disait que Sœur-Geôlière était une sacrée conne, mais certainement pas une femme issue d’une quelconque consécration. Qu’elle fasse donc son travail pour aider les pauvres et non pas se porter au secours de Dieu pour éduquer les jeunes filles ! Et si le tout puissant existait, eh bien, puisqu’il nous a donné l’envie de chair, il ne doit pas être d’accord avec ses ouailles envoyées du ciel. Elles ressemblent à des pies fureteuses, des curieuses qui surveillent pour dérober l’or des corps et les cacher dans leurs nids, des nids très hauts, comme si elles voulaient tutoyer le ciel.
Mais Odette pouvait toujours bien aiguiser sa rancœur et sa vengeance, c’était sans compter avec la rigueur de la Sainte Église. Cette dernière convoqua les deux jeunes pestiférées dans le bureau du directeur.
Pierrette et Odette n’en menaient pas large, se tenaient debout devant un crâne chauve, un visage maigre et creux, de grands yeux sombres noyés sous des sourcils genre buisson d’épines. Le directeur, assis derrière sa table, leva la tête, dévoilant un regard inquisiteur. Pierrette et Odette, même si elle n’avait sans doute jamais contemplé de films d’épouvante, imaginaient la séquence noire en regardant Sœur-Geôlière contourner le bureau. Elle se planta à côté du directeur, raide, fluette et anguleuse telle une pique sans cœur. Sœur-Moche aurait pu, avec son corps efflanqué, jouer aux osselets avec le petit homme maigrichon assis derrière sa table en chêne, et tous deux se servir de leurs os pour jouer à creux ou bosse. Mais, tous deux coincés du derche, jamais le dirlo, vieux gars célibataire, n’aurait su retrouver le creux de l’osselet de la dame. Quant à Sœur-Geôlière, dénicherait-elle seulement la bosse de l’osselet de monsieur ? C’est en pensant à cela qu’Odette ne put s’empêcher un sourire sur les lèvres. Derrière ses lunettes rondes, le dirlo répondit à l’insolente :
— Vous n’allez pas rire longtemps, mademoiselle Lunoir, sachez que je convoque aujourd’hui même vos parents, vous serez mise à pied huit jours dans l’attente d’une décision du conseil de discipline.
Il tourna la tête vers Pierrette.
— Même si vous ne semblez pas aussi impertinente que votre camarade, il en va de même pour vous, mademoiselle Petitjacquet. Les faits de cette nuit sont suffisamment graves, et votre figure de repentie n’y changera rien. En attendant que vos parents viennent vous chercher toutes deux, vous poursuivrez vos cours, et comme vous n’êtes pas dans la même classe, vous éviterez ainsi de succomber à la tentation d’un simple regard immoral.
— J’en ai rien à foutre de cette fille-là, c’est elle qui m’a aguichée, c’est elle qui m’a embrassée, lança Odette.
Cette réplique ne s’adressait pas aux représentants de Notre-Dame, mais à sa camarade Pierrette. N’empêche, on ne causait pas ainsi dans une institution religieuse de cette renommée.
Sœur-Geôlière se redressa sur son jeu d’osselet.
— Je vous suggère, monsieur le directeur, que ces deux petites saletés réconcilient leurs âmes autrement. À votre place, je les enverrais prier dans la chapelle durant toute cette sainte journée, à genoux devant Jésus et la Vierge Marie, chacune à chaque extrémité des bancs.
— Qu’il en soit ainsi, ordonna le directeur.
Alors que Sœur-Geôlière poussait les deux ados vers la porte, Odette se retourna, le regard vers les yeux broussailleux :
— Vous croyez me punir en me renvoyant, mais mes parents seront heureux de m’accueillir. Sachez qu’ils ne sont pas d’accord avec vos méthodes du moyen âge, ils me soutiendront, bien fait !
— Si cela est vrai, pourquoi vous ont-ils scolarisés ici ?
— C’est à cause de mes grands-parents.
Sœur-Mauvaise ne put s’empêcher d’ajouter :
— Cette petite trainée n’en mènera pas si large lorsqu’elle aura posé les genoux sur le sol froid de la chapelle durant de longues heures face au Bon Dieu.
Le regard hargneux d’Odette perça les yeux noirs de Sœur-Mauvaise.
— Si Dieu est si bon, pourquoi envoie-t-il des ambassadrices aussi méchantes que vous sur terre ?
— Cela suffit… insolente !
Et Sœur-Claquante gifla la collégienne, bouscula les deux jeunes filles vers la sortie et referma la porte du bureau du directeur derrière elle.
 
À l’intérieur de la chapelle, c’était l’enfer devant les statuts de Saint-Joseph et de Sainte-Marie-Madeleine. Les deux adolescentes, les genoux sur la terre cuite, récitaient d’augustes litanies à haute voix, surveillées par Sœur-Méfiante assise sur un banc en arrière. De temps à autre l’une des deux collégiennes toussotait, tournait négligemment la tête sur le côté pour essayer de distinguer la silhouette osseuse dans leur dos. Vers le milieu de la matinée, ce fut le retournement gagnant de Odette, elle eut beau chercher derrière elle, la religieuse s’était discrètement éclipsée.
— La vipère est partie, souffla-t-elle depuis l’autre côté du banc.
À peine ses mots envolés vers Pierrette, Odette se rapprocha de sa camarade tout en restant à genoux. Sa voisine frissonnait.
— Tu ne devrais pas venir près de moi, si la sœur revient, nous sommes bonnes pour de nouvelles punitions.
— Que veux-tu qu’il nous arrive de pire ? D’ailleurs, ça me démange de planter Sœur-Sorcière ici. J’irai attendre mes parents devant l’entrée du collège. J’espère juste que ces gendarmettes mal coiffées n’ont pas fermé à double tour les grilles d’entrée. Viens avec moi, on va voir si l’on peut se barrer.
— Pis ce n’est pas raisonnable, nous avons commis une faute cette nuit, inutile d’aggraver notre cas.
Pierrette se releva, s’assit sur le banc, Odette quitta la position à genou à son tour et s’installa à côté de sa camarade. Elle entoura l’épaule de sa drôle d’amie.
— Tu ne sais pas ce que tu veux, pauvre fille ! Tantôt tu m’aguiches pour que je me glisse dans ton lit, tantôt tu joues les filles sages.
— Je ne t’ai pas aguichée, c’est toi qui es venue dans mon lit cette nuit.
— Tu crois que je ne te voyais pas tourner autour de moi depuis quelque temps dans la cour de l’école. Avec ton côté Pierrette petite douce, tu crois que je ne remarquais rien. Tu n’assumes même pas. Moi, j’aime les garçons, d’ailleurs j’ai un petit ami. Je vois bien que tu me cherches depuis quelques jours. Et puisqu’il n’y a rien d’autre que des filles à se mettre sous la main dans ce collège débile, j’ai craqué pour quelques caresses, quoi de mal à ça ! Quant à toi, je vois que tu apprécies les filles, ça me dégoûte. C’est toi seule qui aurais dû être punie pour ton côté malsain, moi, cette nuit, c’était juste un amusement.
Dans sa réplique cinglante, Odette avait retiré son bras de l’épaule de Pierrette, puis se leva.
Sa collègue baissa la tête, ne trouvant pas le courage de répondre. Elle voulut prier à nouveau, assise sur le banc.
— Alors tu viens avant que la vipère ne revienne ?                                        
Pierrette souleva son visage, se tourna vers sa camarade.
— Non, je n’ai plus envie de ta compagnie, je croyais que tu me plaisais, mais ton caractère me déçoit.
Odette se planta devant Pierrette :
— N’aie crainte, je n’ai pas besoin de ta compagnie, petite conne.
— Petite conne toi-même.
Odette répliqua par une baffe. Elle rejoignit ensuite d’un pas rapide la porte de la chapelle. Ce fut l’instant où Sœur-Coriace venait reprendre sa surveillance. Odette courut vers la sortie, frôlant de son épaule Sœur-Surprise. Quant à Pierrette, elle se frottait encore la joue endolorie. Avant de retrouver sa position à genou sur la terre cuite, elle eut le temps de crier :
— Rattrapez-la, ma Sœur, elle cherche à se sauver du collège.
Odette bondit hors de la chapelle, traversa la cour déserte, fila dans l’allée qui l’emmenait hors du collège. Par chance la grille n’était pas fermée à clé.
Sœur-Rapide s’élança derrière elle, criant des mots absurdes : « vous n’avez pas le droit… faut pas… faut revenir… vos parents ne seront pas contents… »
Vite l’air libre ! Ouf ! voici Odette dehors. Vite à ses trousses ! Et voici Sœur-Déception à la rue.
Pierrette sortit de la petite église et s’avança dans la cour, s’approcha de la grille. Plus personne. La copine d’une courte soirée avait disparu, Sœur-Geôlière aussi. Elle retourna à ses prières dans la chapelle ténébreuse. Derrière elle, le silence de la cour, les bruits de la cité, les moteurs, les klaxons, les sirènes des pompiers, bref, le brouhaha de la ville.
On ne revit pas la Sœur de la journée, ni même d’ailleurs le directeur. En fin d’après-midi, ce fut la prof principale de la classe de Pierrette qui raccompagna celle-ci devant la grille du collège où ses parents l’attendaient. Premier mot du papa : une claque. Premier mot de la maman : un regard venimeux.
Après sa deuxième baffe du jour, Pierrette s’engouffra sur le siège arrière de la Peugeot 203, le père responsable au volant, la mère soumise à côté, direction la ferme d’Amondans.

 


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